vendredi, décembre 23, 2005

De la calomnie
par Daniel Laprès
Article paru dans La Presse, sous la rubrique «Québec Grand Angle», le 23 décembre 2005

Alors que le Bloc québécois domine allègrement dans les sondages, sa campagne est marquée par certaines pratiques et attitudes qui devraient nous inciter à réfléchir un peu.

De nos jours, de moins en moins de personnes de valeur se lancent en politique. C’est pourquoi on devrait tous se réjouir d’une candidature de l’envergure de celle d’un Marc Garneau, car toute notre vie démocratique y gagne. Malheureusement, dès l’annonce de cette candidature libérale prestigieuse, le premier réflexe du Bloc a été d’utiliser la matraque de la calomnie, en déformant grossièrement une vieille déclaration de M. Garneau, afin de laisser croire qu’il serait contre l’appui public aux personnes démunies ou limitées physiquement ou intellectuellement.

La déclaration en question date de 1986. Or, quelques années à peine avant, Gilles Duceppe était encore l’un des dirigeants d’une organisation maoïste. S’il fallait appliquer la logique bloquiste employée contre M. Garneau, faudrait-il accabler M. Duceppe avec ses propres louanges de l’époque à Mao Tsé Toung. Je crois que ce serait là le calomnier bassement. En fait, notre vie démocratique a besoin de l’exact contraire d’une pratique aussi vicieuse, à laquelle le Bloc a cependant recouru sans hésiter. Avec la perspective de se voir sournoisement sali de la sorte, pas surprenant que les gens de qualité répugnent à s’engager en politique.

Ensuite, le Bloc s’efforce de faire mousser le cynisme à son profit, en évoquant constamment les «libéraux corrompus». Pourtant, le rapport Gomery a clairement démontré que le scandale des commandites était le fait d’une poignée de parasites, contre lesquels d’ailleurs, à moins d’être hypocrite, aucun parti ne peut prétendre être immunisé. Au fait, Jean Brault, président de Groupaction, n’a-t-il pas affiché ses convictions souverainistes? Cet individu n’est donc pas un libéral, mais un pur profiteur. D’ailleurs, sans la commission Gomery, personne n’aurait découvert les importantes sommes d’argent livrées par Brault au Parti québécois lorsque ce dernier était au pouvoir. Évidemment, le Bloc ne parle pas de ces choses et, contre la vérité des faits, il choisit la démagogie en salissant tous les libéraux québécois, car selon lui les indépendantistes auraient le monopole exclusif de la vertu.

En politique, on devrait toujours respecter la dignité de ses adversaires. Personnellement, bien que je ne pense pas comme eux, je reconnais néanmoins que plusieurs militants indépendantistes font preuve d’un grand dévouement au nom de leur idéal, sans attendre rien en retour pour eux-mêmes. Et cela inspire le respect, sinon l’admiration. Mais les militants libéraux méritent le même respect. Dans le Québec d’aujourd’hui, être un libéral, ou même seulement un fédéraliste, c’est faire preuve d’une grande force de conviction, sinon d’abnégation. Les militants libéraux sont des citoyens qui croient suffisamment à leurs idéaux pour s’engager quand même dans une campagne où l’adversité est particulièrement dure contre eux. Mais ainsi, ils contribuent au maintien de notre vie démocratique. Ne serait-ce que pour cette raison, ils méritent bien autre chose que d’être traités de «corrompus», surtout quand ce sont leurs propres idéaux qui ont été souillés par une clique de parasites qu’ils méprisent eux aussi.

M. Duceppe et le Bloc devraient donc faire preuve de bien plus de classe que ce qu’ils ont montré jusqu’à présent, en respectant davantage l’engagement démocratique de leurs adversaires au lieu de les calomnier, ou encore d’appeler à les «faire disparaître». En démocratie, il faut qu’il y ait des camps adverses pour que soit préservée la pluralité des options. Autrement, ce serait se situer dans une logique de parti unique, selon laquelle l’adversaire doit être rayé de la carte. En passant, la calomnie, en plus d’être une pratique totalitaire bien connue, constitue une autre manière d’en arriver au même résultat…

En politique, c’est souvent dans le succès que l’on révèle qui on est vraiment. C’est pourquoi ces attitudes du Bloc ont de quoi laisser songeur, surtout à l’heure où notre démocratie éprouve un cruel besoin d’hommes et de femmes politiques qui savent faire preuve de dignité et de respect dans le débat politique, et qui sont capables d’inspirer les citoyens dans ce qu’ils portent de meilleur.

Remarque: En lisant La Presse ce matin, je découvre que la députée libérale et candidate dans la circonscription de Gatineau, Françoise Boivin, a lancé des insultes grossières contre Gilles Duceppe. Bon sang, quand les politiciens vont-ils finir par comprendre que les insultes contres l'adversaire ne font qu'écoeurer les citoyens par rapport à la politique? En tout cas, je trouve ironique, et plutôt exaspérant, de constater que ces insultes de la part d'une candidate libérale sont publiées le même jour et dans le même journal où j'appelle à plus de dignité et de respect dans le débat politique. Il faut espérer que le message passe, et que des citoyens et citoyennes, de plus en plus nombreux, fassent savoir aux politiciens qu'ils veulent que les choses changent radicalement à cet égard...

lundi, décembre 19, 2005

Jean-Charles Harvey :
un combattant
pour les libertés
au Québec

Jean-Charles Harvey (1891-1967) n'est pas (et ceci est très malheureux) une figure bien connue de l'histoire du Québec. Pourtant, son influence a été déterminante durant toute la période qui a préparé la modernisation du Québec, un livre l'ayant même consacré comme un précurseur de la Révolution Tranquille (Jean-Charles Harvey, précurseur de la révolution tranquille, par Marcel-Aimé Gagnon, éditions Beauchemin, 1970).

Il y a quelques années cependant, une excellente biographie écrite par l'historien Yves Lavertu a été publiée (Jean-Charles Harvey, le Combattant, par Yves Lavertu, éditions Boréal, 2000), mais elle passa quasi inaperçue, comme si nos élites intellectuelles, soumises à l'idéologie nationaliste et indépendantiste, préféraient ignorer une partie importante de notre passé, tout simplement parce qu'elle n'entre pas dans les termes de leur orthodoxie. Ainsi, au lieu de débattre de la pensée et de l'oeuvre d'un adversaire idéologique du passé, on semble préférer le silence. C'est plus efficace quand on veut que certaines idées soient étouffées à jamais. Aussi, c'est la meilleure censure qui puisse être...

Contrairement à son adversaire juré Lionel Groulx, qui était un fasciste et antisémite et qui est le père de l'idéologie nationaliste qui prévaut dans le Québec d'aujourd'hui et dont les nationalistes se réclament toujours (même s'ils nient l'évidence quand aux positions de Groulx), Jean-Charles Harvey n'a ni rue, ni station de métro, ni collège à son nom. Pourtant, il a farouchement défendu les libertés et les droits dont nous jouissons dans le Québec d'aujourd'hui. Il a aussi vaillamment promu la culture et la langue françaises, tout en se battant pour la modernisation de notre système d'éducation. Penseur d'esprit libéral et fédéraliste convaincu, il était tout le contraire d'un «porteur d'eau», selon l'image calomnieuse, démagogique et mensongère que les gourous indépendantistes d'aujourd'hui répandent contre les fédéralistes québécois: Jean-Charles Harvey avait de l'ambition pour les francophones d'ici, et il les incitait à s'investir dans l'économie, la culture, les arts, le tout d'une manière ouverte créative et audacieuse, et qui invitait aussi à ne pas avoir peur de partager un même pays avec une culture différente de la nôtre.

Harvey a publié en 1934 un roman, Les Demis-Civilisés, qui s'est mérité la censure de l'archevêque de Québec. C'était un roman anti-conformiste et audacieux, qui visait à éveiller les gens de chez nous contre la domination du clergé et pour la défense des libertés.

Durant le 2e guerre mondiale, tandis que toute l'élite nationaliste du Québec, de Lionel Groulx jusqu'au quotidien Le Devoir, idolâtrait Mussolini et louangeait les mérites du régime de Pétain qui en France collaborait avec les nazis, Harvey était l'un des seuls, avec son journal hebdomadaire Le Jour, à défendre la France libre et le camp de la démocratie contre le nazisme. Plusieurs écrivains de renom et leaders résistants français collaboraient à son journal, qui était à l'époque de la guerre le seul dans le monde francophone à assumer la mission de défendre ouvertement les libertés démocratiques.

C'est une véritable honte que la vie et l'oeuvre de cet homme courageux, qui fut souvent laissé bien seul dans son combat, soient plus longtemps réduites au silence, et cela pour la simple raison qu'il se méfiait du nationalisme et qu'il croyait dans le Canada. Il faut faire connaître sa pensée, son oeuvre et ses idées, dans lesquelles plusieurs se reconnaîtront, particulièrement les jeunes, qu'ils soient souverainistes ou fédéralistes, mais à condition qu'ils soient ouverts d'esprit et qu'ils sachent ne pas se limiter aux lieux communs et aux idées préfabriquées.

Récemment, son fils Axel m'a donné la collection complète du journal Le Jour, qui appartenait à son père lui--même. Ceci m'a profondément touché et me remplit de fierté. Je compte en tirer une série d'articles écrits par Jean-Charles Harvey, et les publier dans un recueil qui pourrait sortir en janvier 2007, ce qui correspondra au 40e anniversaire de son décès. En relisant les pages du journal Le Jour, je suis étonné de voir combien certaines choses n'ont pas changé au Québec: même absolutisme politique, même climat étouffant avec un nationalisme prônant une Terre Promise illusoire, mêmes accusations pour tous nos maux contre les «méchants Anglais», même sacralisation de la «différence» comme si c'était une absurdité de vouloir construire un même pays avec des gens de langues et de cultures différentes; on n'aurait qu'à changer certains noms mais on retrouverait exactement le même discours.

Aussi, nous allons organiser un événement pour commémorer cet anniversaire, afin de nous souvenir de ce qu'il a représenté pour le Québec moderne ainsi que pour nos libertés, car on y trouve une énorme matière à inspiration. Je vous tiendrai au courant.

En attendant, pour vous donner un avant-goût de la pensée de ce grand humaniste qu'était Jean-Charles Harvey, je vous propose de lire un texte de lui que je reproduis ici-bas, et qui était consacré au thème du nationalisme...



Réflexions sur le nationalisme
Jean-Charles Harvey (tiré de Art et Combat, éditions ACF, 1937)

Entre le nationalisme comme on le pratique aujourd’hui et le patriotisme, il y a toute la distance de la haine à l’amour. On a confondu volontairement les deux mots, pour mieux émouvoir chez les jeunes qu’on veut berner, soulever et exploiter, un des sentiments les plus chers à l’homme.

On a fait servir ainsi la noblesse et la générosité des âmes simples, tantôt à la démagogie d’aventuriers politiques, tantôt à l’autocratie de certains chefs absolus et violents. Pour comble d’horreur, on a fusionné la notion d’État et la notion de patrie, de façon à mieux soumettre les peuples à des formules ou régimes politiques qui sacrifient l’humain, le rationnel, je dirais le bonheur des individus, à ce qu’il y a de plus précaire, de plus conventionnel et de plus arbitraire dans l’existence d’une agglomération humaine. Le nationalisme moderne n’est guère que l’instrument de la passion des uns et du sectarisme des autres. C’est pourquoi, malgré tout l’amour que j’ai pour mon pays, je ne suis pas un nationaliste de cette trempe. Mais patriote, je le serai tant qu’on voudra!

[…] La caractéristique des principaux meneurs nationalistes de notre temps, ce n’est pas tant l’amour du pays natal que l’idée de domination et l’orgueil collectif. Ils exploiteront surtout ce préjugé presque universel qui semble s’être greffé sur la nature, qui veut qu’une nation, un peuple penché sur son histoire ou ses légendes, ait l’impression d’être le nombril du monde, le point de mire de la Providence, le bras de Dieu, parce qu’ils savent qu’en remuant ces sentiments qui ne manquent pas de noblesse par certains côtés, ils pourront fanatiser les masses aveugles et ignorantes, plus aisément persuadées par des contes et des mystifications que par la raison simple et nue, qui est à la portée de tous et qui, comme telle, frappe moins l’imagination et la sensibilité. En ce faisant, les chefs éprouvent pour la foule qu’ils hypnotisent un mépris souverain, mais un mépris qui leur vaut la gloire et la force, sans donner plus de bonheur aux pauvres diables qui se sacrifient et ne servent que de mortier au piédestal d’une idole.

[…] S’il faut considérer toutes les questions politiques uniquement dans leur rapport avec l’intérêt national, on justifie par le fait toutes les spoliations, tous les coups de force. S’il était dans l’intérêt national de l’Allemagne par exemple, un jour qu’elle se sentirait plus forte que toute l’Europe et appuyée par les principales nations, de s’emparer de la France, elle pourrait se servir du principe maurrassien pour écraser la patrie de Maurras, et Maurras devrait avouer que tout cela est juste et bon. Or, la doctrine de Maurras a guidé une partie de notre jeunesse qui ne sait pas réfléchir.

[…] Dans le politique, le point de vue national ne doit venir qu’en second lieu : « L’humain conditionne le politique par en haut et le national par en bas; l’humain à la manière des causes finale et formelle, le national à la manière d’une cause matérielle. Il n’y a au concret qu’un ordre politique, mais beaucoup plus influencé par l’humain que le national… Par conséquent, le politique se rapporte surtout à ce qu’il y a d’humain et spécifique en nous, le national à ce qu’il y a d’individué. » Est-ce assez clair?

Certes, tout homme de cœur doit défendre son individualité dans la mesure où la société n’en souffre pas, comme il doit défendre sa famille dans tous ses droits légitimes; et la nation n’étant que la famille agrandie, il doit de même la défendre contre tout empiétement qui pourrait l’humilier, lui ravir des habitudes chères, des traditions, du bien-être, une langue, une foi. Il doit défendre tout cela jalousement, mais en respectant l’ordre humain et universel dans les bornes de la Loi suprême qui est au-dessus de tout et pour laquelle les nations ne sont que de splendides accidents. Il n’y a rien d’essentiel dans la nation prise comme telle. C’est par des causes purement accidentelles que la nation s’est formée au cours des ans, de même que c’est par des causes purement accidentelles que, comme individu, je suis né et ai vécu sur les bords du Saint-Laurent et ai été incorporé au peuple Canadien-français.

C’est par des habitudes naturelles que je suis né nationalisé, et non pas directement par la nature elle-même. La nature a fait de moi un homme. L’accident a fait de moi un Canadien français. Je suis celui-là avant d’être celui-ci. Je dois me soumettre à l’humain éternel avant de me soumettre à l’humain accidentel. Aucune philosophie au monde ne peut aller là-contre. Que la naissance, l’hérédité, la langue, le climat, l’éducation et le milieu m’aient donné un caractère spécifique dans la grande famille humaine, ce caractère j’y tiens et veux bien le conserver malgré ses multiples imperfections; mais par ce qu’il y a en moi de plus élevé, de plus noble, de plus incorruptible, par la pensée qui pense et par la raison qui raisonne et aussi par les voix les plus profondes de ma conscience, je suis humain et respecte l’humain avant toute autre chose; et j’entends par humain tout ce qui fait le fond même de l’esprit et du cœur, ce qui existe au même degré sous toutes les latitudes et qui fait que, à quelque nation, à quelque race qu’on appartienne, on puisse toujours se comprendre et s’aimer.

Je considère ou comme des êtres inférieurs ou comme des sectaires ou comme des exploiteurs, les hommes qui se barricadent derrière l’idée nationale et qui seraient prêts à tout sacrifier à cette idée, sans tenir compte de tous les bonheurs que peut éteindre une telle idéologie et de toutes les douleurs qu’elle peut susciter. […]

À mesure qu’un individu s’élève, que son cœur s’élargit, que son intelligence s’éclaire, que sa raison s’équilibre, il se dépouille d’une foule d’éléments passionnels qui entravaient ses facultés supérieures alors qu’il les croyaient essentiels; son front se dresse plus haut, plus pur et plus serein dans la lumière de la vérité; il voit mieux la bonté, la beauté, la sublime ordonnance des choses; il distingue nettement l’accident de l’essence, il sépare l’être de ses propriétés et de ses habitudes et il acquiert par là cette note profonde d’universalité sans laquelle aucune perfection humaine n’est possible. C’est pourquoi je ne crois pas que les hommes vraiment supérieurs puissent s’emprisonner dans le nationalisme.

mardi, décembre 13, 2005

Un de nos plus grands poètes face au nationalisme

J'aime beaucoup lire les classiques de la littérature de chez nous. On y trouve souvent des trésors pour la réflexion et la compréhension du monde qui est le nôtre. J'aimerais vous présenter un texte tiré du Journal du grand poète québécois Hector de Saint-Denys Garneau (mort à 31 ans seulement, en 1943), qui fut et demeure l'un des piliers de notre littérature. (Pour le découvrir, on lira avec beaucoup de profit les ouvrages que lui a consacré le poète François Charron, aux éditions Les Herbes Rouges).

Cette entrée de son journal date de 1938, et porte sur le nationalisme. À l'époque, comme on le sait, le nationalisme était ici, tout comme aujourd'hui, l'idéologie dominante dans la société québécoise. Le jeune poète revenait ce soir-là d'une réunion du groupe La Relève, durant laquelle on avait parlé du nationalisme. Cette discussion avait laissé un certain malaise dans l'esprit de Saint-Denys Garneau, car selon lui le nationalisme était potentiellement porteur du danger de sacraliser la «Nation» au détriment de l'«Humain».

Je trouve ces lignes très lucides quant aux dérives potentielles du nationalisme, qui est devenu, dans le Québec d'aujourd'hui, une idéologie obligatoire, faute de quoi on ne serait pas un Québécois, du moins aux yeux de certains dont l'influence est prédominante chez nous. Il serait temps, pourtant, qu'on commence au Québec un vrai débat sur la pertinence ou non de l'idéologie nationaliste. Faut-il être absolument être nationaliste pour assumer son identité linguistique et culturelle? N'y a-t-il pas d'autres approches qui seraient moins exclusives et plus ouvertes à l'égard des autres cultures qui existent dans notre pays?

En tout cas, ce ne sont pas les questions qui manquent. Mais je crois qu'en lisant ce texte d'un de nos plus grands poètes québécois, on peut trouver matière à réflexion et, surtout, affronter ces questions, au lieu de les ignorer comme on le fait trop souvent. Il est aussi à signaler qu'il est assez singulier que ce texte de St-Denys Garneau ne soit pas encore aussi connu qu'il devrait l'être. Après tout, St-Denys Garneau est un pilier de notre littérature, mais peut-être que cela ne ferait pas l'affaire des gardiens de l'orthodoxie nationaliste qui s'est emparée de nos élites culturelles de voir un tel texte davantage connu, lu et réfléchi...


Extrait du Journal du poète Hector de Saint-Denys Garneau* :

Notes sur le nationalisme

Rencontre ce soir chez Claude Charbonneau, qui veut définir dans une manière de manifeste les positions de La Relève en matière de nationalisme.

Qu’est-ce que le nationalisme?

C’est une façon d’envisager les problèmes par rapport à la nation.

Quels problèmes peuvent être légitimement envisagés sous cet angle, et jusqu’à quel point?

L’économie, il est impossible, à leur dire (Robert et Robert) de l’envisager sous cet angle. Cela reviendrait à transporter la richesse des capitalistes Anglais aux capitalistes Canadiens Français, par quoi l’état du peuple, de la nation ne serait pas amélioré. (Même si cela donnait de l’argent aux Canadiens Français pour encourager la culture; car il est avéré que, ayant l’argent, ils se referment sur la jouissance et la sécurité qu’ils en tirent.)

Une politique nationaliste. Qu’est-ce que cela donnerait? Un boycottage politique des Anglais. Et après? Ce qu’il nous faudrait c’est un gouvernement non pas nationaliste mais simplement honnête. Et pour que l’État ait toutes les initiatives? Cette centralisation ne serait bonne à rien. (Je n’y vois pas grand-chose d’ailleurs, pour ma part.)

Il reste les problèmes de culture. Est-ce que la culture peut être envisagée sous l’angle nationaliste? Il me semble que non. La culture est chose essentiellement humaine dans son but, elle est essentiellement humaniste. Faire des Canadiens Français est une notion qui a peut-être cours mais qui n’a aucun sens. Elle est même à contresens et contre-nature. On peut prendre conscience de soi pour se donner, se parfaire : mais non pas pour se parfaire SOI, mais bien pour se parfaire HOMME.

D’ailleurs on devient soi non pas tant en se cherchant qu’en agissant. Tout mouvement vers soi est stérile. Et surtout je crois pour un peuple. Un peuple se fait en agissant, en créant, c'est-à-dire en communiquant. Il prend conscience de soi dans la communication. Depuis le temps qu’on attend le créateur, le poète, qui donnera au peuple C.F. son image. Il viendra à son heure sans doute et quand la substance du peuple sera assez forte et réelle, et assez unique, différenciée de tout autre pour inspirer d’une façon puissante le génie attendu.

Car le génie n’est pas le produit du peuple. Toutefois il participe à sa culture, son ambiance; et étant plus proche de ce peuple, c’est lui qu’il verra le mieux et pourra le mieux rendre. Le peuple, la nation ici joue un rôle de matière. Quant à une façon de concevoir canadienne française à laquelle participerait l’artiste canadien français, je ne vois rien encore dans ce sens, et je ne crois pas que cela soit près de se manifester d’une façon très définie. Il appartiendra donc à ce créateur de présenter au peuple son visage reconnaissable et idéal. Cela l’aidera sans doute à prendre conscience de soi, à exister. Mais cela est le signe que ses traits sont accusés et non pas le signe selon lequel accuser ses traits. Encore une fois, toute cette mystique rétroactive me semble contre-nature, stérile, stérilisante.

(Cette façon de concevoir, est-ce une façon d’envisager les problèmes, la vie? Chacun en diffère. Mais y aurait-il un résidu selon quoi chacun pour obtenir des résultats différents passerait par certains processus communs? Je ne saurais dire s’il existe rien de tel ici. En tout cas il ne me semble pas qu’une recherche de ce fonds commun et spécifiquement C.F. soit bien féconde. De plus je vois difficilement qu’on puisse baser une culture sur quelque chose d’aussi difficile à saisir. Et il est inadmissible de diriger la culture vers une accentuation de ces traits individualistes.)

La culture a donc un sens de perfectionnement humain. Elle est essentiellement humaniste. Elle veut faire des hommes et non pas des Canadiens Français. Il n’y a pas ici opposition, mais seulement une distinction de priorité de valeur, de direction. Faire des hommes avec des C.F. et non pas des C.F. avec des hommes. On prétend bien en faisant des C.F. faire des hommes plus hommes. Mais toute méthode qui n’est pas proprement dirigée vers l’humain a peine à n’être pas restrictive et de courte vue. Ainsi toute l’éducation historique et nationaliste.

La nation C.F. me semble donc devoir être considérée par rapport à la culture comme un donné. Un donné que la culture humaniste (dans le sens d’humaine et non pas d’élite lettrée) doit élargir à l’humain.

Tout l’effort, me semble-t-il, tout le problème consiste à libérer l’humain (non pas libérer le C.F.). D’ailleurs, cela ne tend pas à faire des êtres uniformes et à enlever à la Nation C.F. ses traits caractéristiques; au contraire, si cela efface ses traits déformants, ses défauts et tout le restrictif, si cela tend à la vie pleine, à la libération de la vie, les communications plus véritables, plus simples et plus vivantes avec le milieu (nature, travail, etc.) laisseront ces traits essentiels s’accuser avec plus de caractère, plus de fermeté. Ce sera un peuple vraiment soi pour communiquer avec d’autres peuples.

Mais dans une œuvre qui tendrait à cultiver la Nation C.F., à libérer l’humain dans notre peuple, il faut tenir compte de ce donné qu’est la nationalité. Et c’est là que se place l’équivoque. Certains réduisent tout à ce donné, veulent inclure tout dans ce donné dans ses caractéristiques nationales (d’où prêche nationaliste qui ignore l’humain, et moyens courts et inefficaces) alors qu’il importe de tenir compte dans ce donné de l’humain, c'est-à-dire de tout ce qui ouvre et non de ce qui ferme en tâchant de définir.

C'est-à-dire qu’il faut tenir compte du donné essentiel humain dans le but de le libérer, et des conditions où ce donné se trouve pour choisir les méthodes pour sa libération.

Maintenant, ces conditions prennent plusieurs aspects. Il y a la nationalité C.F. qui affecte ce donné humain. Puis il y a les conditions économiques, conditions de vie, de travail, d’état.

Une action, pour être efficace, suppose donc une connaissance des conditions où se trouvent ceux auxquels elle s’adresse. Mais ici encore la considération de l’aspect C.F. de ces conditions ne me semble pas un guide profond pour agir. Ce que nous voulons améliorer, par exemple, c’est la condition de l’ouvrier, non pas en tant que C.F. mais en tant qu’ouvrier. Et ainsi pour le paysan. À moins que le problème ouvrier et paysan n’offre un aspect proprement C.F. Et ainsi certaines justes revendications prendraient un caractère proprement nationaliste, d’un frère qui réclame justice pour un frère qu’on exploite.

Ainsi il y aurait en effet un certain aspect proprement C.F. de la question qui légitimerait une attitude nationaliste. Cela consisterait surtout à s’unir pour certaines revendications. Le terrain d’entente pour ces revendications serait proprement C.F. donc nationaliste. (Ceci surtout pour l’emploi des C.F. et leur accession à des fonctions plus hautes, plus rémunératrices.)

Mais notre action qui veut envisager la vie de notre patrie, la vie et notre vie dans le milieu où la Providence nous a placés veut être plus profonde et plus radicale. Et de ce point de vue, le problème humain déborde de partout le problème national. Ce n’est pas en tant que national qu’il nous interpelle le plus profondément, mais en tant qu’humain. Et c’est par des moyens humains qu’on peut remédier aux maux de nos compatriotes et non aux maux humains par des moyens nationalistes. Car le mal dépasse la notion de national, il est humain, et seuls peuvent le vaincre des moyens humains.

Est-ce que nos maux sont nationaux? Non pas. Ils peuvent nous être particuliers mais ce sont des défauts humains qui affectent les C.F. Il y faut des remèdes pleinement humains.

Ainsi le grand problème de l’éducation nationale. Qu’est-ce que l’éducation nationale? Est-ce une éducation pour créer une nation selon le type C.F. ? Et alors la présentation au peuple de certains types, de certaines formules, d’une mystique nationale. Est-ce que cela donne au peuple la conscience de faire partie d’une nation? Et puis, ensuite? Même, cette éducation peut-elle exister sans un sens restrictif?

Dès qu’on parle d’éducation, il semble que le mot national tombe de lui-même comme inadéquat. La matière qui nous est offerte est pleinement humaine, et dès que l’attention dévie sur le national il semble que l’équilibre est rompu en faveur de l’immédiat et perd tout de suite de sa profondeur, c’est-à-dire qu’on n’en touche plus le fond. Est-ce que des éducateurs formés dans le sens du national ne risquent pas d’avoir l’esprit vite arrêté, de ne pas voir les problèmes dans toute leur ampleur, qui est humaine?

En tout cas, actuellement, la réalité en péril nous sollicite dans toute son ampleur. Le problème qui se pose est humain en son fond. C’est en cherchant l’humain, les valeurs humaines et la justice humaine que nous pourrons y apporter quelque chose. Nous considérons l’état humain de la nation.

Le problème et la solution sont humains, avec un corollaire de bien secondaire importance dans le sens nationaliste.

Il faut distinguer ce qui dans notre problème est proprement national et humain. Ce à quoi il faut apporter remède humain et non national. Ce où une action nationale est nuisible. Ce où elle est inadéquate. Ce où elle est inadmissible.

*Tiré de : GARNEAU, Hector de St-Denys, Journal, Montréal, (collection Bibliothèque Québécoise), 1996.