dimanche, octobre 22, 2006

Mémoire confuse
par Daniel Laprès

Article paru dans La Presse, dimanche 22 octobre 2006, p. A14

Voilà 36 ans qu’avait lieu la Crise d’Octobre, moment douloureux s’il en est un dans notre mémoire collective. Mais cependant, cette mémoire reste encore pas mal confuse. Ainsi, si l’on demande à certains indépendantistes zélés de nous désigner les soi-disant «atrocités» commises par «l’Ogre fédéral» contre le Québec, la Crise d’Octobre occupe généralement une bonne place en tête de leur liste. Ceci parce que certaines théories fallacieuses, à force d’être martelées, continuent de s’imposer dans bien des esprits.

Il en est ainsi de cette légende grotesque qui prétend que la Crise d’Octobre aurait été fomentée par le gouvernement fédéral, qui aurait en tout et pour tout tiré les ficelles, manipulant à sa guise jusqu’au FLQ lui-même. Cette même confusion fait aussi en sorte que des individus ayant à l’époque commis des actes criminels (attentats à la bombe, braquages de banques, kidnappings et assassinats) sont, encore de nos jours, vus comme ayant été des «prisonniers politiques». Quant à Pierre Laporte, il aurait été non pas assassiné, mais plutôt «exécuté», cet hypocrite euphémisme laissant sous-entendre que M. Laporte aurait été jugé par un quelconque «tribunal populaire», comme s’il avait été coupable de quelque obscure faute qu’il aurait eu à expier. D’ailleurs, sa réputation fut par la suite soigneusement salie, pour mieux laisser croire qu’on n’avait pas à déplorer sa perte…

Pour mesurer la réalité de cette confusion, on peut jeter un coup d’œil sur un site Internet louangeur du FLQ, http://www.independance-quebec.com/flq, qui va jusqu’à clamer que « l'enquête sur la mort de Pierre Laporte aurait été conduite d'une manière très douteuse ». Les auteurs du site ne révèlent toutefois strictement rien quant au caractère prétendument «douteux» de ladite enquête, se contentant de conclure avec cette question, formulée assez perfidement pour laisser planer un doute sur les auteurs réels de l’assassinat: « Est-ce que la population québécoise saura finalement toute la vérité sur la mort de Pierre Laporte ? » La vérité, elle est pourtant bien claire, voire brutale : si Pierre Laporte n’avait pas été enlevé par une cellule du FLQ, il ne serait pas mort étranglé le 17 octobre 1970.

D’ailleurs, ceux et celles qui souhaitent mesurer la vraie réalité des événements d’Octobre devraient réfléchir, à partir du sort qui fut imposé à MM. Cross et Laporte, aux conséquences de la «Raison idéologique» poussée à l’extrême et dont les adeptes méprisent allègrement dans leur personne même quiconque ne partage pas leurs conceptions idéologiques exaltées à outrance. Plusieurs parmi ceux qui ne demandent qu’à être des «Croyants» inconditionnels d’une quelconque «Cause» préfèrent adopter des versions instrumentalisées des faits et écartent d’emblée tout ce qui, parmi ces mêmes faits, viendrait mettre en doute leurs croyances idéologiques. La perception des événements d’Octobre 1970 souffre énormément d’un tel phénomène, d’où la persistance de mythes comme celui d’une crise téléguidée par Ottawa, alors qu’en réalité, il n’y aurait pas eu d’imposition de la Loi sur les mesures de guerre si MM. Cross et Laporte n’avaient pas été kidnappés, même si cette réalité n’excuse en rien les centaines d’arrestations arbitraires et inutiles ayant alors eu lieu.

Des événements comme Octobre 1970 devraient nous inciter à en tirer toutes les leçons nécessaires, et ceci devrait être fait avec lucidité et honnêteté, en nous méfiant de toute simplification romantique construite au nom de la «Raison idéologique». Un livre récent nous y invite. Ayant réalisé en 2004 un documentaire sur James Richard Cross, Carl Leblanc vient de publier Le personnage secondaire (éditions Boréal), un ouvrage qui remet les points sur les «i» au sujet de la Crise d’Octobre. Carl Leblanc nous renvoie à plusieurs dimensions souvent oubliées par les adeptes de la «Raison idéologique avant tout», dont celle de l’humain n’est pas la moindre.

Alors que plusieurs banalisent encore le sort de James Richard Cross, l’auteur nous présente un homme qui ne méritait nullement le statut de «symbole» kidnappé qui lui fut imposé au nom d’une «Raison idéologique» fanatisée. Aussi, en plus de remémorer ces victimes bien réelles d’Octobre 1970 qu’étaient MM. Cross et Laporte, la lecture de ce livre courageux nous rappelle qu’il est toujours odieux, fût-ce au nom des idéaux les plus prétendument élevés, de faire du mal à des gens qui ne sont pas des salauds. James Richard Cross et Pierre Laporte, justement, n’étaient pas des salauds, et ils ne méritaient ni le sort qui leur a été fait, ni de sombrer dans l’indifférence ou le cynisme affabulateur qui entourent souvent leur noms lorsque les événements d’Octobre sont évoqués.

Précisons enfin que Carl Leblanc est un libre-penseur. Il n’est embrigadé dans aucun parti-pris idéologique. Mais en s’affirmant si ouvertement contre la version dominante – en fait instrumentalisée pour la «Cause» – de la Crise d’Octobre, il fait la preuve que l’indépendance d’esprit existe encore dans le Québec d’aujourd’hui. Les vrais esprits libres du Québec peuvent lui en être reconnaissants.