lundi, janvier 29, 2007

Un phare contre l'obscurantisme

Alors que nous commémorons ce mois-ci le quarantième anniversaire de la mort de ce grand précurseur de la modernité québécoise que fut Jean-Charles Harvey, il peut valoir la peine de se pencher sur l'impact et l'influence du journal hebdomadaire qu'il a fondé et dirigé, Le Jour, qui a paru de 1937 à 1946, mais qui reste assez peu connu, sinon méconnu, de nos jours.

Pour ce faire, je vous réfère au livre qu'a consacré à ce journal Victor Teboul (qui aujourd'hui anime le webzine Tolérance), et dont le titre est Le Jour: émergence du libéralisme moderne au Québec (éditions Hurtubise HMH).

La lecture de ce livre est utile à plus d'un égard. D'abord, il permet de découvrir tout un courant de pensée d'esprit progressiste, démocratique et libéral qui existait bel et bien durant une époque où l'obscurantisme religieux et idéologique prédominait dans la société québécoise du temps. Ainsi, on se rend compte du fait qu'il serait faux de prétendre que ce serait tout le Québec des années 1930 et 1940 qui embrassait l'idéologie d'extrême-droite et arriérée des élites nationalistes du temps, et dont un Lionel Groulx était le principal inspirateur. Dans Le Jour, on retrouvait en effet un grand nombre d'intellectuels, d'artistes et de créateurs de toutes sortes, tous des anticonformistes qui, autour de leur animateur Jean-Charles Harvey, ne craignaient pas de défier, avec vigueur et non sans courage, les tenants de l'orthodoxie et de la pensée caractéristiques de cette époque.

Dans ce livre donc, Victor Teboul décrit comment Le Jour a permis l'intrusion dans la société québécoise d'idées libérales et modernes, et cela malgré l'acharnement et la hargne avec lesquelles ce journal et ses collaborateurs étaient pourfendus par ceux qui s'efforçaient d'imposer au Québec l'hégémonie de leur idéologie réactionnaire et obscurantiste. La liberté de pensée et d'expression y était vigoureusement défendue contre toute prétention à imposer quelque dogme que ce soit. Aussi, à une époque où le racisme, sous ses formes anglophobe et antisémite en particulier, faisait partie du discours des élites nationalistes, l'équipe du Jour le combattait sans aucune concession ni ambiguïté.

Le Jour s'efforçait également de procéder à une double démystification de notre histoire: d'abord pour la sortir de l'approche misérabiliste et victimisatrice dans laquelle elle avait été maintenue par ceux qui en prônaient une approche essentiellement revancharde, mais aussi pour la dégager des fables débilitantes, enrobées de fausse «Gloire Nationale», dans lesquelles elle était enlisée. En ce sens, Le Jour avait pour but d'inciter les Canadiens français à renouer non seulement avec la réalité de leur histoire, mais aussi, par une connaissance plus lucide et démythifiée de leurs origines, à reprendre la maîtrise de leur présent et de leur avenir.

En outre, le livre de Teboul offre un survol pénétrant, et très stimulant je dois dire, de la vivacité intellectuelle, politique et culturelle qui caractérisait les esprits libres dans la société québécoise de cette époque. L'obscurantisme hégémonique qui régnait, au lieu de décourager l'équipe du Jour, les aiguillonnait à exprimer haut et fort leurs vues émancipatrices. Ceci a par exemple eu pour résultat de faire en sorte que, malgré la ferveur des élites nationalistes du temps pour le fascisme et le régime collaborationniste de Pétain dans la France occupée par les nazis, c'était ici-même au Québec, à Montréal, qu'existait le seul journal du monde francophone appuyant la France libre. Ce journal, c'était Le Jour, dans lequel on retrouvait d'ailleurs la plume de plusieurs grands écrivains français en exil, dont Jules Romains par exemple, qui y publiaient leurs textes anti-pétainistes et favorables à la Résistance contre l'occupant nazi. En ce sens, Le Jour a permis au Québec de décrocher un titre peu banal de fierté, pour ne pas dire un honneur bien légitime.

Cette vivacité propre au Jour ne s'opérait pas seulement dans les domaines politique, historique et idéologique, mais aussi sur le plan culturel et artistique. L'un des plus grands mérites du livre de Teboul est de nous faire découvrir que Le Jour accordait une priorité cruciale à la modernisation de l'éducation, en enfourchant notamment le cheval de bataille de l'éducation gratuite, universelle et obligatoire, tout en ne craignant pas de prôner une laïcisation honnie par les élites nationalistes, qui préféraient une éducation arriérée et soumise à la religion. Aussi, les arts, sous l'angle de la liberté de création sinon de l'audace, occupaient une large part des pages du Jour, et cela tant en ce qui concerne la littérature, la philosophie de l'art, la musique, la peinture, la sculpture, etc. D'ailleurs, il est intéressant en particulier de découvrir le combat du Jour pour le renouveau du théâtre, considéré comme un lieu où la liberté d'expression ne devait connaître aucune entrave religieuse ou idéologique. Aussi, on sent poindre dans les pages du Jour les prémisses de ce grand cri contre l'étouffement culturel et idéologique que fut le Refus Global, animé par le peintre Jean-Paul Borduas, qui retentit en 1948, soit à peine deux ans après la disparition du journal de Jean-Charles Harvey. En ce sens, on peut dire que Le Jour, en s'en prenant contre l'obscurantisme, a labouré les champs qui ont permis à la modernité de naître au Québec.

En somme, je dirais que la lecture de ce livre permet aussi de prendre conscience du fait qu'ils ont bien tort ceux qui invoquent encore de nos jours le fameux «contexte» pour justifier ou excuser l'obscurantisme de leurs ancêtres idéologiques qu'étaient les élites nationalistes de ce temps. En fait, il s'agit là d'une pure fumisterie, à laquelle recourent aisément ceux qui veulent occulter la réalité historique. D'un côté, oui, il y avait bel et bien dans le Québec de ce temps une idéologie dominante essentiellement réactionnaire et passéiste dont les tenants s'efforçaient, délibérément et sciemment, de maintenir leur emprise sur la société tout en étouffant les libertés. Et d'un autre côté, oui, il y avait tout aussi bel et bien au Québec un courant de pensée qui défiait ouvertement l'unanimisme et le conformisme des réactionnaires qui stérilisaient notre culture et qui fossilisaient nos institutions, et c'est ce courant, animé par Jean-Charles Harvey et son équipe du Jour, qui a, contre vents et marées, pavé la voie de la modernisation de notre société.

Ainsi, Le Jour a beau avoir été aux prises avec un «contexte» où la montée du fascisme, du racisme et du nationalisme étroit et sectaire suscitait la ferveur de certains, ce n'est cependant pas un tel «contexte» qui les empêcha de s'opposer aux idées réactionnaires et de promouvoir, chez nous même au Québec, de vraies idées de liberté et d'émancipation. Les gens du Jour n'ont pas, eux et contrairement à d'autres, cédé à l'air nauséabond du temps. D'où leur mérite, et aussi l'importance de renouer avec l'héritage de libertés qu'ils nous ont pourtant légué mais que les tenants du nationalisme qui prévaut aujourd'hui chez nous ont pris grand soin de nous faire oublier. Ceux qui aiment vraiment la liberté ne pourront qu'apprécier l'oeuvre du Jour et, souhaitons-le, s'en inspirer pour aujourd'hui, afin que puisse émerger au Québec une parole libre contre la pensée unique et les conformismes, quels qu'ils soient.

dimanche, janvier 28, 2007

















Vive l'hérésie!

Par Daniel Laprès
(Article paru dans La Presse, Montréal, 28 janvier 2007, p. A12)

Il y a un réel besoin de liberté dans la société québécoise d’aujourd’hui. Un besoin d’esprit critique, de dissidence, d’hérésie même. C’est que, comme le souligne le philosophe hérétique Michel Morin dans L’identité fuyante (éditions Les Herbes Rouges), « il n'existe pas [au Québec] un espace de reconnaissance et de discussion de la parole libre et pensante. N'existent que des versions diverses, ressassées, de la même vulgate sociale-nationale». Ou encore, comme le disait le regretté Jean Papineau ─ un autre hérétique ─ dans Dialogues en ruine, un recueil d’entretiens présentés par Laurent-Michel Vacher (éditions Liber) et qui conserve toute son actualité, «celui qui aime ce pays [le Canada] est maudit. Il ne peut donc que se taire. Symboliquement au Québec, être nationaliste, c'est avoir le droit d'exister ; être contre le nationalisme, c'est mourir à soi-même et à sa communauté».

En effet, l’idéologie nationaliste et indépendantiste est devenue chez nous hégémonique au point où on ne peut la critiquer impunément, ou même la questionner ne serait-ce que timidement. Comme le dit Michel Morin : « Fort peu s’y risquent. Ceux qui l’osent en paient le prix». On se souvient par exemple des questionnements des Michel Tremblay et Robert Lepage qui, l’an dernier, avaient émis certaines réserves et interrogations devant le projet indépendantiste. Le tollé qui s’ensuivit les fit vite se taire, M. Tremblay s’étant même senti obligé d’affirmer qu’on ne l’y reprendra plus à s’exprimer sur des questions semblables. On peut penser aussi à René-Daniel Dubois, qui s’en était pris avec sa verve caractéristique au ronron nationaliste, mais qui fut ensuite conspué et calomnié au point où même lui, qui n’est pourtant pas réputé pour garder sa langue dans sa poche, ne veut plus se mêler du débat national. Ou encore à l’historienne Esther Delisle, qui avait fait ressurgir dans sa thèse de doctorat l’adhésion au fascisme et à l’antisémitisme des élites nationalistes québécoises de l’époque située autour de la deuxième guerre mondiale. Depuis, Mme Delisle, qu’on a notamment fait passer littéralement pour une folle (voir le documentaire Je me souviens, d’Éric Scott, où on voit un prof d’université ultranationaliste la qualifier ainsi), a été bannie du monde universitaire québécois, n’ayant jamais pu y prononcer une seule conférence académique, bien qu’elle ait tout de même obtenu son diplôme malgré l’opposition hargneuse de certains inquisiteurs nationalistes. «Mourir à soi-même et à sa communauté», disait Jean Papineau: Mme Delisle sait ce que ça veut dire, et elle en a payé chèrement le prix.

Ces cas-là sont loin d’être isolés. Celui qui, sans autres moyens que sa plume ou sa prise de parole, ose s’en prendre à la pensée unique nationaliste et indépendantiste subit sans tarder la matraque de la calomnie et des injures, sans que ses arguments soient débattus sur le fond. Pour prendre la mesure du phénomène, on n’a qu’à surfer dans les forums indépendantistes sur Internet et, à coup sûr, on y verra nombre de bûchers symboliques allumés contre des commentateurs fédéralistes connus ou non.

Toutefois, cette hargne intolérante dont font preuve les éléments les plus réactionnaires du mouvement nationaliste et indépendantiste pour étouffer la dissidence et l’hérésie est plus qu’un signe patent de leur faiblesse : c’est aussi leur principal talon d’Achille. Car ici comme ailleurs, l’histoire a souvent démontré que, contre les absolutismes et dogmatismes qui fossilisent les idées et stérilisent la culture, les porteurs d’avenir ont toujours été du côté des dissidents et des hérétiques. Ce sont eux qui ont toujours fait accoucher les libertés dans les sociétés, et qui ont fécondé la culture et la civilisation. En défiant le conformisme et en ne craignant pas de perturber l’opinion dominante par l’exercice de leur libre pensée, quitte à se voir pointés du doigt par les inquisiteurs du moment, ils ont montré qu’ils étaient du côté de la vie, qui est toujours mouvement, liberté et création.

Ce qu’on peut déduire du climat d’absolutisme idéologique qui perdure, c’est qu’au Québec le non-conformisme n’est plus là où on le pensait il n’y a encore pas si longtemps. Aujourd’hui, se tenir debout et ne pas céder devant la pression conformiste imposée par l’idéologie nationaliste et indépendantiste relève véritablement de la contre-culture. C’est afficher sa dissidence que de se dire Québécois sans nécessairement être nationaliste, c’est faire preuve d’hérésie que de considérer, sans avoir peur de l’affirmer, que le Canada n’est pas le goulag, mais un projet dans lequel, en y travaillant, les Québécois et les francophones peuvent se réaliser et s’épanouir.

Si on pense ainsi (mais sans pour autant prétendre au monopole de la vérité, bien au contraire), on devrait quand même prendre la liberté de le dire. Sans craindre qui ou quoi que ce soit. Quitte à en payer le prix, celui de la liberté, qui en vaut bien la peine, après tout. Sur ce : vive l’hérésie!


samedi, janvier 27, 2007

Tandis qu'on est dans le sujet...

Ces temps-ci, je suis plongé dans les oeuvres de Paul Henri Thiry d'Holbach (portrait ci-contre), un philosophe de ces Lumières qui furant tant combattues par les tenants des courants idéologiques d'extrême-droite dont je parlais dans mon billet d'hier.

D'Holbach avait en effet tout pour déplaire à des mystificateurs obscurantistes comme Lionel Groulx, Robert Rumilly et les autres réactionnaires qui dominaient dans le Québec des années 1930 et 1940. Anticlérical convaincu, athée résolu et antimonarchiste militant, d'Holbach incarnait tout ce courant de libertés et d'émancipation propre à une certaine France du progrès social, moral et intellectuel et à laquelle étaient allergiques les pères fondateurs du nationalisme québécois prétendu «moderne». Ces derniers étaient plutôt des adeptes de l'absolutisme religieux et monarchique de la France d'avant 1789 et qui, incidemment, était caractéristique de cette Nouvelle-France au retour à laquelle ils aspiraient, tout bêtement. D'où d'ailleurs leur amour passionnel pour le Maréchal Pétain et le régime collabo de Vichy, ainsi que leur zèle à protéger sous leur aile des collabos aussi infects et crapuleux que pouvaient l'être un Bernonville et un Montel, car ces derniers avaient le louable mérite, à leurs yeux, de partager leur idéologie réactionnaire.

Donc, je lisais ce matin le volume des Oeuvres philosophiques de d'Holbach (récemment et heureusement rééditées aux éditions Coda), et voici que j'y trouve quelques lignes qui me font justement penser à la fois à une Esther Delisle et au sort qu'on lui fit subir, de même qu'à un Lionel Groulx et à ses disciples qui s'empressèrent de jouer le rôle d'inquisiteurs pour museler Mme Delisle tout en la calomniant et en la poursuivant de leur hargne vengeresse.

Ainsi donc, ces mots de d'Holbach peuvent fort bien faire songer à l'esprit qui animait Mme Delisle dans son travail d'historienne, de même qu'aux conséquences que ses inquisiteurs lui ont ensuite réservées pour avoir osé enfreindre le tabou: «Pour être utile, l'historien doit être véridique et développer les causes dont les effets ont été avantageux ou nuisibles ; il doit fixer les yeux des peuples sur les délires de leurs maîtres, sur les tableaux sanglants de leurs guerres, de leurs crimes, de leurs attentats contre la félicité publique. Mais l'Histoire ne peut sans danger retracer ces désordres sous un gouvernement épris des mêmes folies et qui ne tolère pas qu'on le montre sous ses traits véritables.»

Quant au bon abbé Lionel Groulx, il n'y a qu'à songer au fait qu'il avait, entre autres forfaits, encombré notre histoire de fables et de légendes ahurissantes à la Dollard des Ormeaux ou Madeleine de Verchères, tout cela pour forger le mythe d'une épopée héroïque qui n'en reste pas moins complètement dépourvue de fondements historiques, et on admettra alors que les mots suivants de d'Holbach lui vont à merveille: «Sous des plumes serviles et guidées par le préjugé, l'Histoire n'est qu'un amas de mensonges et de faits déguisés dont il ne peut résulter aucune utilité.»

Enfin, dans mon billet d'hier, je qualifiais Esther Delisle de «téméraire». Vous comprendrez donc que j'ai bien souri lorsque je suis tombé sur ces lignes: «Comment des tyrans pourraient-ils approuver ou favoriser une curiosité téméraire qui remonte aux principes, qui juge tout d'après sa valeur réelle ou son utilité, qui ose mettre l'autorité même dans la balance de l'examen ? Les hommes sont tellement accoutumés au mensonge, que la vérité leur paraît communément la plus dangereuse des nouveautés. L'ami du vrai semble être pour l'ordinaire l'ennemi de tout le monde.»

En effet, le moins qu'on puisse dire est que Mme Delisle, en se collant à la réalité des faits d'une période peu reluisante de l'histoire de nos élites nationalistes et en communiquant ses découvertes, s'est faite bien des ennemis parmi ceux pour qui la vérité paraît «la plus dangereuse des nouveautés»...

vendredi, janvier 26, 2007

«Je me souviens»...
Ah, oui? Vraiment ?

Je vous présente aujourd'hui un autre documentaire, celui-là réalisé par Éric Scott, et qui a pour titre la fameuse devise québécoise «Je me souviens». J'avais découvert ce film (dont je n'avais pas entendu parler au moment de sa sortie il y a quelques années), tout-à-fait par hasard, l'été dernier, en fouinant dans la section des documentaires de La Boîte Noire, rue St-Denis.

On y retrouve l'histoire d'Esther Delisle qui, alors qu'elle enseignait l'histoire au Cégep François-Xavier Garneau à Québec, avait entrepris une thèse de doctorat sur l'antisémitisme et le fascisme des élites nationalistes québécoises des années 1930 et 1940. Mais bien mal lui en prit, car en nous mettant le nez dans l'idéologie de fumier qui régnait parmi bon nombre des «beaux esprits» du Québec nationaliste d'alors, Mme Delisle, la téméraire, s'est trouvée à voguer en pleine zone interdite.

Et pour avoir osé enfreindre le tabou, on lui a fait payer le prix bien durement, car elle a ainsi accompli un véritable suicide professionnel. En plus de s'être fait passer pour une cinglée (selon la bonne vieille méthode totalitaire du traitement psychiatrique de la dissidence), Esther Delisle reste depuis ce temps une bannie, à qui on n'a jamais permis de prononcer une seule conférence académique dans une université québécoise.

Ce qu'a démontré Mme Delisle dans sa thèse, c'est qu'il y avait dans les élites nationalistes québécoises des années 1930 et 1940 un véritable engouement pour le fascisme et l'antisémitisme. Pour ce faire, elle a analysé les pages du Devoir de cette période, où elle a répertorié pas moins de 1007 articles à tonalité antisémite ou fascisante. Elle a aussi relevé nombre d'écrits de l'abbé Lionel Groulx, notamment dans la revue L'Action nationale, dans lesquels celui-ci proclame sa ferveur fasciste et son antisémitisme viscéral. Et dans «Je me souviens», comme toile de fond pour mieux saisir l'ambiance idéologique de l'époque, on peut aussi entendre les discours de plusieurs personnalités influentes dans les milieux nationalistes du temps, dont entre autres les Henri Bourassa, Georges Pelletier, Alfred Rouleau, Esdras Minville, Camillien Houde, Robert Rumillly, tous disparus depuis mais dont un bon nombre voient toujours leur mémoire célébrée par diverses institutions ou voies de circulation dédiées à leurs noms.

Certains prétendent que ces gens s'étaient vite rétractés après que l'on ait découvert, au lendemain de la guerre, les horreurs du fascisme. Ah oui, vraiment? Pas si sûr que ça...

Par exemple, bon nombre de ces «beaux esprits» s'étaient mobilisés dans les années suivant la guerre pour la défense de français ayant collaboré activement avec les nazis durant l'occupation allemande et qui s'étaient «réfugiés» au Québec. Le tout sous la houlette de l'historien Robert Rumilly, qui mit sur pied un «Comité de défense des réfugiés français», avec l'aide des ténors nationalistes de l'époque, dont Lionel Groulx n'était pas le moindre, aux côtés également de René Chaloult, un fasciste notoire (qui, incidemment, fut le député ayant piloté l'adoption du fleurdelysé en tant que drapeau du Québec).

Il est à noter également que, parmi les membres du comité de défense de ces criminels fascistes, on retrouvait des Camille Laurin, Denis Lazure, Doris Lussier et Jean-Marc Léger (Léger est l'un des «beaux esprits» qui gravitent autour de la Fondation Lionel-Groulx), qui tous furent des personnalités influentes du mouvement indépendantiste durant les décennies qui s'ensuivirent, qui tous aussi croulèrent de leur vivant sous les décorations du genre "patriote de l'année", mais à qui jamais il ne fut demandé de rendre des comptes concernant leur activisme visant à protéger de tels collabos. Quelle ironie que de voir de nos jours les tartuffes qui vénèrent toujours les Camille Laurin et compagnie traiter de «collabos» les Québécois francophones qui osent ne pas être ni nationalistes ni indépendantistes!

Ces «beaux esprits» déployèrent donc toute leur énergie pour protéger des individus nettement sinistres. L'un de ceux-ci, Jacques de Bernonville, était un haut dignitaire du régime de Vichy, en plus d'être membre de la Waffen SS, et il fut, entre autres crimes majeurs dont de multiples tortures et assassinats, responsable du massacre de centaines de résistants français dans le Vercors.

Un autre de ces collabos protégés par Rumilly et ses acolytes était Georges-Benoît Montel, préfet de la ville d'Annecy pour le régime de Vichy, et qui dénonça avec zèle un grand nombre de résistants français aux occupants nazis, les vouant ainsi à une mort certaine. Dans le documentaire, on peut d'ailleurs entendre la fille d'un grand résistant de cette région qui fut dénoncé à la Gestapo par Montel, et qui trouva la mort à Dora, qui était l'un des plus effroyables camps de concentration nazis. Selon elle, Montel était un criminel et un monstre qui fut directement responsable de la mort atroce d'un grand nombre de personnes. Mais ce fait n'arrêta pas Rumilly et ses acolytes dans leur ardeur. Ils firent tout ce qui était en leur pouvoir pour assurer à ces soi-disant «réfugiés» un séjour confortable au Québec. Montel, par exemple, obtint aisément un poste à l'Université Laval, et il dirigea l'hôpital de Sorel à partir de 1948. Tandis que Montel est mort paisiblement chez nous, Bernonville eut moins de chance: malgré les démarches inlassables des Rumilly, Chaloult et consorts, il dut s'enfuir au Brésil en 1951, où il est mort assassiné dans des circonstances troubles en 1972. (Un livre de l'historien Yves Lavertu, L'Affaire Bernonville, dévoile les dessous de cette affaire peu reluisante pour les individus qui se sont compromis dans la défense de ce personnage infect).

Donc, même durant les années suivant la guerre, alors que l'on connaissait toute la réalité des horreurs commises par ces individus, ces ténors majeurs du nationalisme d'ici, aveuglés par leur idéologie profondément réactionnaire et par leur admiration sans bornes pour le Maréchal Pétain et sa sinistre clique de collabos, persistèrent dans leur indécence en protégeant envers et contre tous de véritables crapules fascistes.

Mais Esther Délisle est catégorique: dans le film, elle affirme clairement que, s'il est vrai que l'élite nationaliste du Québec d'alors affichait une sympathie active pour le fascisme et l'antisémitisme, la population du Québec, elle, n'a jamais suivi cette funeste orientation. Par exemple, elle souligne que les consignes de boycott des commerces juifs n'ont jamais fonctionné, les gens fréquentant ces commerces malgrés les exhorations à ne pas le faire. Avec raison, Mme Délisle se réjouit du fait que Le Devoir de ces années-là ne rejoignait que très peu la population générale. En ce sens, on assistait à l'époque à une véritable division entre l'intelligentsia dominante et le reste de la population québécoise, celle-ci ayant su faire preuve de bon sens et, surtout je dirais, de décence.

Cependant, une scène du film est assez révélatrice de l'ostracisme qui fut réservé à Esther Délisle. L'un des membres du jury professoral devant se prononcer sur la thèse de Mme Délisle était Guy-Antoine Lafleur, professeur de science politique à l'Université Laval. Lafleur, un nationaliste invétéré, s'était farouchement opposé à ce que Mme Délisle obtienne son doctorat. On le voit en entrevue alors qu'il tente de justifier son point de vue. La scène donne réellement froid dans le dos. Adoptant une posture digne du Grand Inquisiteur de Dostoïevski, Lafleur, le regard glacial, prend une longue respiration, puis se met à prononcer en éructant une longue série de monosyllabes sa condamnation contre Esther Délisle, qu'il traite carrément de déséquilibrée mentale. Mais, peine perdue pour l'inquisiteur: Esther Delisle a en bout de ligne tout de même obtenu son doctorat.

En outre, ce documentaire expose la réalité de l'antisémitisme, qui à cette époque sévissait un peu partout en Occident, notamment aux États-Unis et dans le reste des provinces canadiennes. Mais la différence est que, dans le reste du Canada tout comme aux États-Unis et ailleurs, cette réalité n'est pas occultée et les historiens qui s'y penchent ne subissent en rien l'ostracisme et le bannissement dont Mme Delisle reste frappée encore de nos jours. On n'y pas non plus, contrairement à chez nous, transformé des antisémites et des fascistes notoires en héros dignes d'être commémorés en dédiant à leur nom des institutions et diverses voies de circulation. En France par exemple, on ne retrouve pas de station de métro ou de collège au nom de Charles Maurras (le grand inspirateur de Lionel Groulx), ni de boulevard aux noms de Philippe Pétain ou Pierre Laval.

Le principal crime qu'a commis Esther Delisle, et pour lequel on l'a fait chèrement payer, a été de dire ce qu'il ne faut pas dire, de montrer ce qui devait rester caché. Cela est probablement parce que les personnages douteux dont elle dévoile la funeste idéologie et les actes ne sont pas étrangers à un certain nationalisme dont on ne souhaite pas, de nos jours, remonter jusqu'aux véritables origines. On préfère ainsi occulter une partie pas du tout anodine de la réalité historique, mais qui fut et qui demeure très gênante.

Pourtant, la devise du Québec est «Je me souviens», mais tout indique qu'une certaine intelligentsia s'efforce toujours, non sans acharnement, de faire tout ce qui est en son pouvoir pour que l'on ne puisse pas se souvenir de certaines choses. Maintenir le peuple dans l'ignorance du passé tel qu'il était semble être leur approche de prédilection.

Mais en tout cas, j'invite ceux et celles qui le peuvent à regarder ce documentaire, et aussi à fouiller davantage la réalité de cette époque trouble de notre histoire, en se défiant de l'occultation dont on l'a enveloppée. Et ils pourront ensuite en juger par eux-mêmes.

On peut se procurer «Je me souviens» en le commandant dans certaines boutiques de films, ou encore en communiquant directement avec son réalisateur: ericscott@videotron.ca

mardi, janvier 23, 2007

Raison idéologique vs Humanité

Dans un article publié dans La Presse du 22 octobre dernier, de même que dans un récent billet, j'évoquais le livre Le personnage secondaire, du cinéaste Carl Leblanc, consacré à James Richard Cross, ce diplomate britannique qui fut victime d'un long kidnapping aux mains d'une cellule du FLQ (Front de la prétendue «Libération» du Québec), durant la Crise d'octobre en 1970.

Carl Leblanc a écrit ce livre après avoir réalisé un film sur M. Cross, qu'il avait réussi à retracer chez lui, sur la côte du Sussex en Angleterre, au tournant de ses 80 ans. Ce documentaire, intitulé L'Otage, est en fait plus qu'un documentaire: c'est un beau film, qui est non seulement d'une qualité esthétique très élevée, mais qui est aussi rempli d'une humanité qui nous touche au plus profond, en suscitant des questionnements décapants sur notre condition humaine et sa vulnérabilité devant la bêtise, dont le fanatisme idéologique avec sa "raison" absolutiste, de même que la raison d'État, ne sont que quelques-unes des manifestations courantes.

Le grand mérite de ce film est de nous rendre l'humanité d'un homme dont, malgré le retentissement dont le kidnapping fut l'objet, on a tout de même fait peu de cas dans l'histoire contemporaine du Québec. Comme si enlever un être humain, le séparer de force de ses proches durant une période prolongée (deux mois dans ce cas), et le maintenir sous la menace constante de le tuer, devait relever de la plus triviale banalité. Et ce qui est encore plus troublant, c'est le fait que ce sont ceux qui l'ont kidnappé qui, dans la perception généralement répandue au Québec, ont par la suite fait figure de «victimes», quand ce n'est pas de «héros», parce que ces «belles âmes», des soi-disant «prisonniers politiques» selon l'hypocrite euphémisme encore en usage de nos jours, ont été par la suite contraintes à quelques années d'exil sous le soleil de Cuba, pour ensuite faire une courte période de prison à leur retour chez nous. Tout cela pour avoir été, selon la jolie expression très prisée par les démagogues en herbe, «jusqu'au bout de leurs convictions».

Évidemment, on ne s'interroge pas trop sur la dose de fanatisme que peuvent parfois supposer les actes à commettre pour aller «jusqu'au bout de ses convictions», ni sur la nature des «convictions» en question, ni non plus sur le fait que, souvent, l'être humain ne pèse pas grand chose quand il s'agit de sacraliser ce genre de «convictions» en les poussant jusqu'à l'extrême. Dans le film, justement, Carl Leblanc donne la parole à Jacques Lanctôt, le meneur de la cellule du FLQ qui a kidnappé M. Cross. Même des décennies plus tard, M. Lanctôt ne semble rien regretter. James Richard Cross, à ses yeux, n'est pas un être humain, mais un vulgaire «symbole». Et à un symbole, on peut faire subir ce que l'on veut, puisque l'humain n'est pas censé être en cause... même si c'était bel et bien la vie d'un être humain que M. Lanctôt et ses acolytes avait mis en cause en enlevant M. Cross. C'est dire combien la raison idéologique, lorsque poussée à l'extrême, peut rendre aveugle jusqu'à amener son adepte à occulter l'humanité d'autrui. Tout cela n'a rien d'annoblissant ni de digne, force est de le constater, et laisse un arrière-goût assez désagréable. Le pire, c'est que M. Lanctôt n'a rien d'un crétin, et je ne dirais même pas qu'il est un sans-coeur. C'est assez évident dans le film, et d'ailleurs il a prouvé par la suite son intelligence comme éditeur qui produisait des livres de grande qualité, et qui avait vraiment la passion de la littérature. Au fond, on se sent triste pour lui qu'il n'ait pas encore su se montrer capable, depuis tout ce temps, de réféchir à la portée de ses actes, humainement parlant, préférant se complaire dans une déconcertante froideur idéologique.

L'ironie, comme le montre le film, est que, en tant que «symbole», James Richard Cross était, c'est le moins qu'on puisse dire, une cible plutôt ratée. Fonctionnaire britannique, il était Irlandais, il se foutait pas mal de la monarchie anglaise, et ses sympathies politiques étaient pas mal orientées à gauche. Mais bon, cela ne comptait guère pour la clique de felquistes qui l'ont enlevé: il leur fallait un bouc-émissaire appelé à expier une «tyrannie» qui n'existait pourtant que dans leurs fantasmes de révolutionnaires amateurs en manque de sensations fortes. Et comme M. Cross travaillait au consulat britannique à Montréal, il était une cible très aisée à capturer, et ces assoiffés de «liberté» n'ont eu aucune difficulté à priver M. Cross de sa liberté à lui.

Mais l'intérêt principal que l'on peut trouver au film de Carl Leblanc va bien au-delà des faits qui y sont décrits relativement aux circonstances de la Crise d'Octobre, sinon aux felquistes eux-mêmes. Ce qui est intéressant en effet, c'est de découvrir un homme, James Richard Cross qui, malgré la célébrité bien involontaire dont il fut victime, est somme toute resté pas mal inconnu jusqu'ici au Québec. Carl Leblanc a su faire en sorte que M. Cross devienne pour nous autre chose qu'un simple nom évoqué dans nos manuels d'histoire contemporaine. On le découvre dans sa réalité humaine, de même que dans son milieu familial, grâce aux témoignages éclatants de vérité de son épouse et de sa fille. En un mot, ce film fait ressurgir M. Cross de l'abstraction dans laquelle son nom a été maintenu jusqu'à notre époque.

Quelles que soient nos positions politiques, ce film devrait être davantage vu qu'il ne l'a été jusqu'à présent, car il est porteur d'un message humaniste sur laquelle il peut valoir la peine de réfléchir. Et je ne vois pas pourquoi les indépendantistes, par exemple, devraient se priver d'une telle réflexion. Les fédéralistes, quant à eux, y trouveront une occasion de réfléchir sur la froideur de la bureaucratique raison d'État qui a animé les gouvernements impliqués dans cette affaire. Mais ceci dit, il est évident que Carl Leblanc n'impose aucune opinion politique dans ce film. Il montre, c'est tout. Mais il a le courage de montrer ce que, durant trop longtemps, on n'a pas voulu voir : que James Richard Cross ne méritait en rien la banalisation dont il a été l'objet au cours des décennies ayant suivi son kidnapping, et aussi que la raison idéologique peut parfois s'opposer à notre humanité.

Pour ma part, j'avoue - en fait je ne ressens aucune gêne à le dire - qu'après le visionnement du film, je me suis senti une profonde sympathie, sinon une estime certaine, pour James Richard Cross. Et cela, c'est tout simplement parce qu'il est dans ma nature de prendre parti pour l'opprimé, et contre ses oppresseurs... même si ces derniers se parent d'un beau discours idéologique sur une pseudo «libération» qui, en réalité, n'a rien à voir ni avec la liberté, ni avec la dignité de la personne humaine, et qui a plus à voir avec la sacralisation d'une idéologie. Entre l'humanité et la raison idéologique poussée à l'extrême, je choisis l'humanité.

En terminant, je précise que ce film n'a pas été commercialisé, et donc qu'il n'est pas diffusé en magasin. La maison de production de Carl Leblanc, Ad Hoc Films, est une toute petite boîte qui n'a guère les moyens d'engranger un gros stock de copies des films qu'elle produit, et ses artisans en produisent des copies au fur et à mesure qu'ils en reçoivent des demandes. Mais on peut tout de même se procurer un DVD de L'Otage (disponible en version française ou anglaise) à un coût très raisonnable, en communiquant avec Ad Hoc Films: ad.hoc.f@sympatico.ca, (514) 529-2198.

Chose certaine, peu de gens regretteront de s'être procuré ce beau film après qu'ils l'auront visionné.

lundi, janvier 22, 2007

Le prix de la liberté

Dans mon billet du 8 janvier dernier, je présentais le dernier numéro de la revue Liberté, dans lequel on peut lire les contributions de divers auteurs québécois opposés à la pensée unique nationalisto-indépendantiste. Un souffle de liberté et de réelle indépendance d'esprit se fait sentir lorsqu'on parcourt ce numéro qui ébranle bien des idées reçues et autres «prêt-à-penser».

L'un des articles que j'avais présentés est celui de Michel Morin, philosophe et professeur au niveau collégial, de même qu'auteur de plusieurs ouvrages consacrés à la question identitaire dans son rapport à la culture et au politique. Poursuivant dans la lancée que j'ai entreprise il y a quelques semaines visant à faire connaître les réflexions de plusieurs penseurs de chez nous qui refusent de se soumettre au dogme, ou qui du moins prennent la liberté de le questionner, je vais donc vous parler aujourd'hui d'un des plus récents livres de Michel Morin, intitulé L'identité fuyante, paru aux éditions Les Herbes Rouges.

D'abord, il est à signaler qu'au moment de sa sortie, ce livre a subi le sort habituellement réservé à tous les ouvrages qui, au Québec, contestent le courant dominant: les quelques gardiens de l'orthodoxie qui ont daigné en parler l'ont dénigré grossièrement, sans relever quoi que ce soit du fond du propos de l'auteur, ce qui est d'ailleurs devenu une tactique bien caractéristique de ces «beaux esprits». Ou encore, ils lui ont tout simplement imposé une censure insidieuse qui n'est pas sans laisser dégager un certain fumet d'hypocrisie. (Dans un message laissé récemment sur le blogue d'Yvan St-Pierre, j'avais justement relevé, non sans amusement, une anecdote bien révélatrice quant à cette attitude qui a frappé ce même ouvrage de Morin). C'est ainsi qu'une certaine intelligentsia tente d'étouffer l'expression et la diffusion de tout point de vue qui conteste les prétentions hégémoniques de l'idéologie nationaliste et indépendantiste, et cela particulièrement dans la sphère culturelle, artistique et intellectuelle, où pourtant la liberté de pensée et de création, de même que l'esprit critique, devraient pouvoir s'exercer sans entrave aucune. C'est ainsi également qu'on fossilise les idées et qu'on stérilise notre culture.

Au début de son livre, Michel Morin évoque d'ailleurs clairement son expérience à cet égard: "Je ne suis pas de ceux qui ont été marqués par une éducation étroite, des pensées mesquines et une atmosphère générale de répression de la vie et de la pensée. Étrangement, c'est plus tard, à la reprise du «projet national», que j'ai éprouvé cette atmosphère de répression et de restriction." On peut certes l'en croire, au vu et au su de ce matraquage systématique d'insultes infamantes qui est réservé à quiconque ose exprimer un point de vue qui n'entre pas dans les canons du dogme nationalisto-indépendantiste. J'ai pu d'ailleurs en relever un grand nombre d'exemples ici-même dans ce blogue (ce que d'ailleurs je continuerai de faire), et rien n'indique que cette tendance liberticide à l'intimidation ira en s'amenuisant, du moins dans un avenir proche. Un troupeau de brutes fanatiques zélées est là pour nous le rappeler constamment (voir un exemple encore tout récent sur cette page du blogue même de leur Guide Spirituel, l'Imam Falardeau), le tout avec l'élégante mais hypocrite complaisance des ténors politiques et intellectuels du mouvement indépendantiste d'aujourd'hui (Bernard Landry et Jacques Parizeau, entre autres exemples: voir ici).

Michel Morin insiste sur la nécessité de préserver la liberté de création et de pensée, qui se vit essentiellement dans et par chaque individu, et non dans la mystification découlant d'une conception de la «collectivité» poussée à l'absolu, s'agisse-t-il de la «Nation»: "Valoriser à tout prix l'enracinement et la fidélité aux prétendues «valeurs nationales», c'est empêcher toute affirmation créatrice, puisque seule une certaine expérience de l'exil la rend possible." Devant quoi, on peut se poser certaines questions: vivre cet exil dans le contexte qui est le nôtre au Québec, n'est-ce pas entre autres se démarquer par un esprit critique et affirmer sa liberté de pensée et de parole face au discours nationaliste dominant? N'est-ce pas accepter le risque de se voir injurié et pointé du doigt en tant qu'«Infidèle» par les gardiens du Temple nationaliste? N'est-ce pas privilégier l'expression du "Je" avant le "Nous", c'est-à-dire oser parler en son propre nom, sans avoir peur de dire ce qu'on pense et sans céder au conformisme? N'est-ce pas aussi avoir le culot de croire, et de le dire tout haut, que l'idée canadienne, qui suppose que des gens de cultures et d'origines différentes puissent cohabiter en harmonie dans un même pays, n'est pas aussi diabolique que ce que les ténors de l'orthodoxie nationaliste s'acharnent, contre l'évidence des faits, à vouloir nous faire avaler?

Il faut dire aussi que cet exil, chaque individu devrait avoir la force de le choisir et de l'assumer, faute de quoi la liberté ne saurait être réelle. Pour s'en convaincre, on n'a qu'à se référer à cette tendance omniprésente dans le discours nationalisto-indépendantiste qui s'efforce de laisser croire, par divers procédés parfois insidieux et souvent calomnieux, qu'un Québécois francophone qui commet l'hérésie de considérer que le Canada est une bonne chose pour le Québec ne serait pas un «Vrai Québécois», qu'il serait un «vendu», un «traître», un «laquais» des «ennemis» du Québec. Et après, ce sont ces mêmes individus, qui s'acharnent ainsi contre la libre expression d'un point de vue «autre», qui ont constamment à la bouche les mots «Québec inclusif et ouvert». Pareil pharisaïsme déconcerte, c'est le moins qu'on puisse dire.

D'ailleurs, Morin l'affirme sans ambiguïté: au Québec, "il n'existe pas un espace de reconnaissance et de discussion de la parole libre et pensante. (...) N'existent que des versions diverses, ressassées, de la même vulgate sociale-nationale. Dont le mot «Québec» est le «sésame» qui ouvre toutes les portes. (...) Mauvais «remake» du tribalisme catholicique d'autrefois. (...) L'opinion répandue: c'est là que le bât blesse. Fort peu s'y risquent. Ceux qui l'osent en paient le prix. La pensée grégaire règne toujours derrière son alibi commode: la menace de l'autre."

Et cette «menace de l'autre», elle sert essentiellement à accroître le contrôle social aux mains de certaines élites, qui répandent leurs fausses assurances devant des menaces imaginaires, tout cela pour mieux consolider leur pouvoir: "Il fait bon, et c'est un véritable baume aujourd'hui plus que jamais, de se faire croire à son identité collective menacée, ultime tentative de se faire croire à son identité tout court". Cette «menace», on le voit bien aussi, elle n'est pas seulement dans ce Canada dit «Anglais» qui, à en croire ceux qui répandent certains fantasmes paranoïaques, ne chercherait qu'à «humilier» ou à «assujettir» le Québec, comme si tous les citoyens Canadiens dits «Anglais» n'avaient que cette pensée à l'esprit en se réveillant le matin. Cette «menace», elle est aussi chez ces Québécois qui se situent en dehors du dogme nationaliste et indépendantiste. D'où la nécessité de les pourfendre sans cesse, de les pointer du doigt comme «traîtres» et comme «ennemis» de leur propre «nation», en un mot, de les faire mourir à leur communauté. Des galeux, des pestiférés, des lépreux, en quelque sorte, dont il faut à tout prix préserver le corps social contre la contamination de leurs hérésies.

En cela, l'intégrisme arriéré des curés de jadis n'a été remplacé que par un autre intégrisme, tout aussi arriéré, fondé sur des conceptions mythiques, simplistes et fausses de notre histoire, conceptions forgées et nourries par des réactionnaires anti-démocrates dont le pieux chanoine Lionel Groulx reste le principal inspirateur, quoiqu'en disent certains. Le prétendu «progressisme» idéologique dont se parent aujourd'hui les chantres du nationalisme québécois n'est là que pour faire illusion. Car en effet, qu'y a-t-il de «progresssiste», voulez-vous bien me dire, dans ces tendances à étouffer toute voix discordante et à désigner comme «ennemi du Québec» quiconque n'est pas nationaliste ou indépendantiste?

Qu'y a-t-il de «progressiste», aussi, dans ce phénomène, dont parle également Morin, d'un "appareillage institutionnel destiné à prendre en charge le Corps social, encore une fois pour le racheter et le sauver". «Encore une fois», en effet, car avant les années soixante, c'était le clergé, avec les élites intellectuelles et politiques qui lui étaient soumises, qui était le principal détenteur du dogme de la «Survivance» et du «Retour à la Nouvelle-France», qui pourtant équivalait au règne de l'obscurantisme le plus crasse. Aujourd'hui, c'est l'intelligentsia du mouvement nationalisto-indépendantiste et ses dirigeants politiques et sociaux qui prétendent guider les Québécois vers la «Terre Promise»...

Ce que nous dit aussi Michel Morin, c'est que la liberté a un prix. Et ce prix, il appartient à chaque individu de l'assumer. La liberté, ce n'est pas de céder à la pression de l'idéologie dominante du moment. Ce n'est pas non plus se taire, ou chercher son salut dans un quelconque collectivisme qui tue la liberté, notamment par le conformisme qui en découle inéluctablement.

Comme le souligne Morin, la liberté se trouve "plutôt en soi-même, à partir de soi-même. Le salut dans le Tout, dans le «processus», dans le mouvement qui donne l'impression (l'illusion!) qu'enfin ça aboutit, qu'on y arrive! Comme s'il y avait ainsi un moment où le sens est atteint, «touché du doigt» au terme d'une action collective finalisée! Cette confiance faite au «processus», au «mouvement», manifeste un manque de confiance en soi-même, en la possibilité de faire advenir du sens, par soi-même, du sein de son existence, en ce qu'elle comporte d'aléatoire et de nécessaire aussi."

Ainsi, dénonce Morin, "le sens est cherché dans un «événement» extérieur à soi". Et c'est de cette manière que nous en sommes rendus aux prises avec "la pensée endormie, engourdie... abandonnée au mouvement, celui de l'«Histoire»...", cette même «Histoire», encore aujourd'hui, sans cesse invoquée par les ténors nationalistes et indépendantistes pour justifier à tout prix l'idée de cet État-nation auquel tout Québécois devrait adhérer aveuglement, sans en questionner le sens ni la raison, comme si l'«Histoire» avait une vie détachée des sujets humains qui la constituent pourtant, et comme si aussi elle devait être vue comme un donné immuable et à jamais figé, soumis aux finalités imposées par ceux qui croient avoir le monopole de sa définition et de son devenir.

Face à l'Histoire et à l'État-nation, justement, Michel Morin remet les pendules à l'heure: "L'Histoire n'est-elle pas cet espace idéal de reconnaissance des oeuvres et des paroles? Espace d'universalité qui n'est jamais donné, jamais «en marche» ni pourvu de «but». (...) Dans quelle mesure l'avènement de cet espace passe-t-il par l'État? Dans la mesure où cet État est «élevé», dégagé de tout identification immédiate à un «donné» ethnique, économique, etc., plus préoccupé de liberté que d'identité."

Par rapport à la situation actuelle de la culture du Québec au sein du Canada, Morin, posant la question de la mesure dans laquelle un État doit être souverain, et interrogeant d'ailleurs la réalité contemporaine de la prétention à une quelconque «complète souveraineté», propose une réflexion qui mérite qu'on s'y attarde: "s'il est vrai qu'une culture, du point de vue de son essor, nécessité protection et promotion, ne nécessite-t-elle pas aussi un milieu de liberté? Ce milieu de liberté n'est-il pas mieux assuré lorsque deux instances étatiques veillent sur une culture plutôt qu'une seule? À condition bien sûr que les deux y veillent réellement. Mais il n'est pas exclu qu'elles y veillent différemment. Et que cette différence soit stimulante et salutaire."

Que l'on pense par exemple au million de francophones qui vivent dans les autres provinces canadiennes, à leurs droits et à leurs institutions pour lesquels l'État fédéral est engagé; que l'on pense aussi au bilinguisme officiel de l'État fédéral: toutes ces réalités et mesures visant à protéger la culture et la langue française au Canada ne sont certes pas encore parfaites, et il reste encore beaucoup à accomplir, rien n'étant d'ailleurs parfait en ce monde. Mais qui peut sérieusement nier l'existence et la portée de ces mesures? Aussi, pourquoi ne pas nous engager à les renforcer et à les consolider, au lieu de nous en détourner comme nous le faisons depuis trop longtemps, sous le prétexte lâche, déresponsabilisant et surtout fallacieux que les francophones hors-Québec seraient des «cadavres encore chauds», selon l'expression condescandante et méprisante d'un Yves Beauchemin, un nationaliste dans ce qu'il y a de plus sectaire et hargneux? En tout cas, il y a certainement beaucoup d'ouverture et plusieurs possibilités que nous pourrions saisir... si on le voulait enfin.

Il est vrai que dans ce domaine, comme le mentionne Morin, "la souveraineté partagée constitue sans doute une garantie moins forte" (comme si des garanties absolues étaient possibles concernant la préservation d'une langue et d'une culture!). Toutefois, nous rappelle Morin, n'est-elle pas un gage d'une plus grande ouverture? Elle protège, mais sans exclure. Elle garantit moins, mais laisse plus libre." Et cette liberté dont parle Morin, elle nous est dévolue dans le contexte de souveraineté partagée que nous vivons déjà, et elle nous renvoie directement à nos propres responsabilités face à la préservation de notre langue et de notre culture. Que l'on cesse enfin de blâmer les autres, ces «gros-méchants-Anglais», et qu'on assume enfin nos responsabilités et développe nos capacités avec les nombreux moyens politiques et institutionnels dont on dispose déjà et que nous sommes encore loin d'avoir épuisés. À cet égard cependant, il est vrai qu'on est encore loin du compte, comme le souligne d'ailleurs un livre récent dont je parlais dans un article publié en novembre.

En somme, le message de Michel Morin est très clair: nous sommes au Québec en présence d'une idéologie aux prétentions hégémoniques qui laisse peu de place à l'esprit critique. Il n'y a qu'à regarder de près le discours nationaliste d'aujourd'hui pour s'en rendre compte, dont le culte effréné du soi-disant "modèle Québécois" d'un État hyper interventionniste n'est qu'une des diverses formes, à côté de l'intolérance qui se fait nettement sentir contre tout point de vue divergent, de même que la désignation de la prétendue «menace» provenant des Canadiens dits «Anglais» et des Québécois commettant la faute de n'être ni nationalistes, ni indépendantistes. Les ténors indépendantistes ont beau invoquer la "Liberté" à tout bout de champ, mais force est de constater que selon eux et comme leur discours et leurs pratiques le démontrent, seuls ceux qui partagent leur point de vue y ont droit.

Comme le souligne à juste titre Morin, il faudrait pourtant devenir plus vigilants, car "l'État idéologique ne reconnaît pas d'individu. Il ne reconnaît que des ensembles au sein desquels l'individu et résorbé. En fait l'individu est ainsi résorbé dans la nation, ou dans une classe sociale, pour mieux être rivé à un territoire, auquel il a des comptes à rendre et dont il doit assurer la défense contre les ennemis, les autres, qui le menacent." Le moins qu'on puisse dire, c'est que ce n'est certainement pas dans de pareilles conditions qu'on construit une société libre.

Donc, à chacun de choisir sa liberté. Mais, ne l'oublions pas: dans toute société où une idéologie se veut hégémonique, choisir sa liberté ne se fait jamais impunément.

vendredi, janvier 19, 2007

Un gros coup de coeur...

Je suis loin d'être un "expert" en musique, et donc je ne donnerai ici que mon avis bien subjectif - qui est aussi un point de vue de simple amateur - mais très enthousiaste sur l'un des plus grands chefs d'orchestre des cinquante dernières années: Carlos Kleiber. Je désire tout simplement faire découvrir ce génie de la direction musicale à ceux et celles qui ne le connaîtraient pas encore, et ainsi, oserais-je dire, partager avec eux un certain bonheur.

D'abord, quelques précisions sur sa vie: Carlos Kleiber est né à Berlin le 3 juillet 1930, et il est mort assez récemment, soit le 13 juillet 2004 dans le petit village de Konjsica, en Slovénie, où il a été enterré auprès de sa femme, la danseuse de ballet Stanislava Brezovar, décédée tout juste sept mois avant lui. Il était le fils d'un autre grand chef d'orchestre, Erich Kleiber. En 1935, la famille Kleiber, qui n'était pas juive mais cependant farouchement anti-nazie, quitta l'Allemagne pour s'établir en Argentine, d'où le prénom adopté par Carlos (qui était né Karl Ludwig) jusqu'à la fin de sa vie. Un fait singulier est à noter: le père Kleiber fit tout ce qui était en son pouvoir pour dissuader son fils Carlos d'entrer dans la carrière musicale. Il lui imposa des études de chimie à Zurich, mais Carlos se rebella et s'orienta tout de même vers la musique.

Tout au long de sa vie, Kleiber s'est tenu loin des feux de la rampe, n'ayant jamais donné une entrevue à aucun média et, d'un caractère pas toujours facile, il vivait de manière très recluse, étant très jaloux de sa vie privée. Un jour, il a confié à un ami que sa plus grande aspiration était de vieillir dans un jardin tout ensoleillé, en buvant, mangeant et faisant l'amour. Il ne dirigeait pas souvent non plus, malgré les ponts d'or que lui faisaient miroiter bien des promoteurs et orchestres prestigieux du monde, car Kleiber était reconnu comme l'un des plus grands chefs d'orchestre de son époque, avec les Herbert Von Karajan, Leonard Bernstein et George Solti. Son répertoire était restreint, et ses enregistrements sont peu nombreux, car ce perfectionniste méticuleux et tâtillon n'acceptait de graver que ce qu'il jugeait comme parfaitement accompli, et en plus, ayant toujours les nerfs à fleur de peau lorsqu'il dirigeait, il détestait les studios d'enregistrement.

Mais, une fois qu'on avait réussi à le pousser vers le podium, la magie s'opérait. Même s'il exigeait toujours un nombre considérable de répétitions, instrumentistes et chanteurs le respectaient au plus haut point, le vénéraient même, parce qu'il leur faisait croire en la musique qu'ils jouaient. Durant les répétitions, il avait l'habitude de laisser aux musiciens des conseils griffonnés sur un bout de papier qu'il laissait à leur pupitre; il fut cependant très ému lorsqu'il découvrit que les musiciens conservaient précieusement ces messages, qu'ils appelaient des "Kleibergrammes". Placido Domingo a dit de lui: «Il remarque tout. J'essaie toujours de lui faire plaisir, non pas parce que je veux lui faire plaisir, mais parce que je sais qu'il a raison». Lorsque parut, en 1975, la Cinquième de Beethoven dirigée par Kleiber, un critique a écrit: «C'est comme si Homère était revenu réciter l'Iliade».

En fait, les propos de ce critique n'avaient rien d'exagéré. J'ai découvert Kleiber tout à fait par hasard alors que, il y a six ou sept ans, j'avais acheté cette même version de la Cinquième de Beethoven. Bien qu'étant loin d'être un "expert", j'avais trouvé cette version bien meilleure que celles que je possédais déjà. J'en appréciais la vigueur du rythme, et il me semblait que Kleiber avait su rendre à cette oeuvre toute la puissance et la force que Beethoven voulait qu'elle fasse éclater. J'ai donc par la suite porté plus d'attention dans mes achats d'oeuvres classiques, afin d'en choisir des versions dirigées par Kleiber, ce que je n'ai jamais regretté. Par exemple, il faut écouter sa version de la Sixième symphonie de Beethoven (la «Pastorale») pour mesurer combien Kleiber savait donner force et vigueur à des oeuvres généralement livrées dans un rythme beaucoup moins intense.

Récemment, j'ai découvert en marchant avec ma copine sur la rue St-Denis, un nouveau magasin de musique classique, l'Atelier Grigorian (près du boul. Maisonneuve), alors que nous faisions des emplettes pour les Fêtes. Dans la section des concerts DVD, je suis tombé sur des copies des rares concerts dirigés par Kleiber à avoir été filmés. Je me les suis immédiatement procurés, et depuis, j'en regarde au moins un à chaque jour. À vrai dire, je me sens à chaque fois littéralement hypnotisé par son jeu musical, et émerveillé de le suivre alors qu'il initie brillamment le mouvement tout en se projetant de tout son corps et de toute son âme dans la musique. Son expressivité et sa maîtrise sont réellement uniques, et c'est en visionnant ses performances qu'on peut se sentir reconnaissant du fait que des caméras étaient présentes lors de ces représentations, car sinon il ne resterait aucune image filmée de ce génie de la direction musicale, et nous serions à jamais privés du bonheur et du plaisir de le voir à l'oeuvre. D'ailleurs, ma copine ne se lasse pas de visionner ces concerts avec moi... ce qui, je dois dire, fait bien mon affaire! Aussi, ma grand-mère étant une fervente amateure des oeuvres des Strauss, je lui ai offert pour Noël le DVD du concert du Nouvel An donné par Kleiber et l'Orchestre philharmonique de Vienne. Après l'avoir visionné, émerveillée et très émue, elle m'a dit c'était là le plus beau cadeau qu'elle ait reçu de sa vie!

Pour tout dire, un internaute chanteur d'opéra a publié ce message dans un forum: «J'ai 40 ans je suis chanteur d'opéra je viens de découvrir ce musicien. Je suis devenu fou. Je veux me réincarner dans cet homme. C'est le plus grand chef que je connaisse. Il allie dans sa personne la douceur et la fermeté, la justesse absolue des tempi qui fait ressortir l'état d'esprit de la pièce jouée, respect absolu de la partition, humour et sérieux, respect de ses musiciens et beauté de l'homme.»

L'un des DVD disponibles contient la Quatrième et la Septième de Beethoven, un deuxième la 36e de Mozart et la 2e de Brahms (un vrai joyau!), un troisième la 33e de Mozart et la 4e de Brahms, et il y a aussi le Concert du Nouvel An 1989 de l'Ochestre Philarmonique de Vienne, dont on a dit, à juste titre, que le visionnement risque de ne plus faire aimer aucun autre concert du Nouvel An donné par cet orchestre, tellement la direction de Kleiber était magnifique, sinon magique.

Certains croient que visionner un concert de musique classique peut parfois être ennuyant à en mourir. Mais quand on regarde Kleiber diriger, il devient tout simplement impossible de trouver le temps long, en fait on ne voudrait pas que ça cesse. Pour vous donner une idée du génie de Kleiber et de la grâce intense de sa direction musicale, je vous propose de visionner (merci à YouTube!) certaines de ses performances les plus significatives: le premier mouvement de la 4e symphonie de Beethoven (dont la direction puissante et mercuriale de Kleiber fait en sorte que l'on ne saurait jamais plus considérer comme "mineure" cette symphonie de Beethoven) ; le premier mouvement de la 7e symphonie de Beethoven (en deux parties: 1 et 2); et enfin, une pièce du concert du Nouvel An de Vienne: Eljen a Magyar. Vous m'en donnerez des nouvelles!

En tout cas, je tenais à vous partager ce gros coup de coeur, et j'espère que vous aussi aurez la chance d'apprécier ce grand chef qui fut une véritable légende, mais dont l'oeuvre nous touche et nous remue au plus profond, tout en nous faisant goûter un bonheur bien réel.

mercredi, janvier 17, 2007

Le devoir de rester libre

On a souvent tendance à croire que la quasi totalité des créateurs, artistes et écrivains québécois seraient au service de l'idéologie nationaliste et indépendantiste. Il est vrai que, parmi eux, les voix discordantes se font plutôt rares. Mais ce phénomène relève moins d'une quelconque unanimité qui règnerait mur à mur dans ce milieu, mais plutôt davantage de cette réalité brutale dont Jean Papineau faisait état dans son dialogue avec Laurent-Michel Vacher et que j'ai reproduit ici la semaine dernière: "Celui qui aime ce pays (le Canada) est maudit. Il ne peut donc que se taire. Symboliquement au Québec, être nationaliste, c'est avoir le droit d'exister ; être contre le nationalisme, c'est mourir à soi-même et à sa communauté."

Par conséquent, dans un milieu où domine une idéologie quelconque, le conformisme fait la loi. Si on n'est pas d'accord, mieux vaut se taire, histoire de ne pas passer pour un «infidèle» ou pour un «traître». Pour conserver le droit d'exister. Difficile de prétendre qu'il n'en va pas ainsi avec le nationalisme québécois, qui aime bien se proclamer tellement «ouvert» et «inclusif». Souvenons-nous de l'épisode récent où Robert Lepage et Michel Tremblay se sont fait rabrouer sévèrement par les leaders nationalistes, au point où d'ailleurs Tremblay s'est promis de ne plus jamais rien exprimer sur le plan politique, ce qui en soit devrait inquiéter tous ceux qui se prétendent démocrates au Québec. Ou encore, demandez au dramaturge René-Daniel Dubois, qui s'est fait passer pour un cinglé, ou encore au comédien Jean-Louis Roux qui, au milieu des années 90, s'est fait littéralement et outrageusement calomnier pour avoir osé exprimer un point de vue clairement fédéraliste, tout cela malgré son indéniable contribution et dévouement à la culture québécoise.

C'est ainsi qu'on a bêtement fait mourir à sa communauté ce pilier de notre scène artistique, cet homme qui, durant toute sa vie, s'est donné à l'émergence du théâtre québécois moderne. C'est ainsi également qu'un peuple s'automutile culturellement. Mais c'est pas bien grave et, en autant que la Gloire de la Nation puisse être préservée et vénérée, que les récalcitrants aillent au Diable; car l'important, c'est que le Royaume de Laurentie puisse voguer sans entraves vers le Glorieux Destin que l'Histoire a tout tracé d'avance pour lui et qui ne sera fait, paraît-il, que de lendemains qui chantent...

Cette stratégie de la matraque dont les leaders nationalistes et indépendantistes sont devenus des maîtres avérés rencontre donc, pour une bonne part, ses objectifs: imposer le silence à quiconque ferait preuve de la moindre velléité d'hérésie. Mais cependant, en toute justice, il faut reconnaître que quelques voix, au moins, osent s'exprimer contre le dogme, et cela quel que soit le poids de la pression. Le poète François Charron, qui a à son actif plusieurs recueils de poésie et essais (notamment sur le grand poète Hector de St-Denys Garneau, dont j'avais déjà présenté ici les vues sur le nationalisme), l'a fait d'une manière particulièrement éloquente dans un livre publié il y a quelques années, La Passion d'autonomie (éditions Les Herbes Rouges).

Il est à noter que ce livre est pratiquement passé inaperçu au moment de sa publication. Certes, Le Devoir en avait parlé alors dans ses pages littéraires, mais ce fut surtout pour le dénigrer, en taxant l'ouvrage d'«élitiste», pour la simple raison que son auteur y affirme des positions qui vont à l'opposé de la ligne officielle de ce journal et parce qu'il appelle par-dessus tout le lecteur à penser par lui-même, de manière autonome et sans s'en laisser imposer par le nationalisme ambiant, aussi dominant soit-il (d'où l'accusation d'«élitisme»: vous refusez les prêts-à-penser, donc vous ne faites pas partie de notre bienheureux troupeau de moutons). Outre ce dénigrement, ce fut le silence complet quant aux propos comme tels exposés par Charron dans son livre: élégante manière pour le chroniqueur en service idéologique commandé de censurer un ouvrage.

Je me propose donc de vous présenter certains éléments du contenu ce livre, histoire de vous donner peut-être le goût de mettre la main dessus et de le lire et, aussi, d'apporter ma petite contribution à la lutte contre la censure qui frappe toute oeuvre ou tout discours qui n'entre pas dans le canons de l'orthodoxie régnante.

D'entrée de jeu, François Charron présente ses intentions en soulignant que «la situation présente nous demande non seulement de combattre pour des valeurs ouvertes, critiques, plurielles, mais d'ausculter la dimension imaginaire des systèmes de valeurs dans le cadre des regroupements humains; dimension imaginaire provoquant des processus d'identification qui peuvent aller jusqu'à l'embrigadement le plus sinistre, à un narcissisme de groupe voué au culte de l'idole sociale et aux exclusions qu'elle met en oeuvre.» Évoquant le rouleau compresseur des hégémonies, notamment la culturelle, Charron nous dit également que «les adeptes de ces machines finalisantes concrétisent le besoin d'autorité et de maîtrise refoulant une peur primitive du dissemblable, de l'étrange, de l'inconnu, du vide; affirment le triomphe de l'avoir et du pouvoir dans la consolidation des groupes - l'État en symbolisant l'accomplissement suprême.» Il y a là d'ailleurs de quoi réfléchir, notamment en ce qui a trait au culte de l'État et du soi-disant «modèle québécois» (fondé sur la mainmise étatique sur la société) qui est professé par les adeptes de l'idéologie nationalisto-indépendantiste...

Dans un chapitre consacré à la conception utilitariste de la littérature et dans lequel il dissèque de manière incisive et pénétrante l'influence de la pensée et de l'oeuvre du chanoine Lionel Groulx, ce véritable père fondateur du nationalisme prétendument «moderne» au Québec, et dont, quoique certains en disent, le mouvement indépendantiste d'aujourd'hui nous provient en droite ligne («Notre État français, nous l'aurons!», proclamait le doux prêtre), François Charron nous présente le nationalisme sous un jour qui reste certainement d'actualité: «Par un réflexe de réduction propre à toute conception du monde, le nationalisme ne peut que mettre un signe égal entre ses inquiétudes et les voix éparses devenues communes dans cet "écho net et puissant" (dixit Lionel Groulx), pour oblitérer tout ce qui recèle de l'inusité, de l'inconforme, de l'inutilisable. Il élève ainsi au rang de prophètes et de maîtres ceux qui, par servilité idéologique, prennent en main ses leçons et ses conseils pour "éduquer le peuple"» (re-dixit Lionel Groulx).

À observer de nos jours l'attitude bien répandue dans le mouvement nationalisto-indépendantiste qui prétend imposer la définition de ce qu'est un «bon Québécois» ( lire: indépendantiste) d'un «faux Québécois» ( lire: fédéraliste), et qui prétend également au monopole de la défense des intérêts du Québec ( lire: les intérêts propres à l'idéologie nationalisto-indépendantiste), tout cela sans parler de l'anecdote du fameux manuel de propagande indépendantiste destiné à laver les cerveaux de nos enfants à l'école, on peut constater combien Charron exprime ici le courage propre à la lucidité. La pensée de Lionel Groulx se fait donc bel et bien encore, sinon plus que jamais, agissante, particulièrement lorsqu'il s'agit de réduire le non-conformisme au silence.

D'ailleurs, Charron dit les choses clairement à ce propos: «Ce que clame tout haut l'abbé Groulx, moi, je le sens murmurer tout bas aujourd'hui, et les proclamations d'engagements, d'athéisme, de recherches formelles, ne sont pas des remèdes irrémédiables à cela. Demeure, indéfectible, le rapetissement idéologique qui nous transmet le ce-qui-va-de-soi du temps, les déclarations tapageuses pour bloquer l'écoute et noyer l'être dans l'expression répétée du dogme. Parce que le combat maintenant, paraît-il, ne devrait se faire que dans la limite des libertés permises. (...) Il faut que l'âme du groupe ne se détache pas de la mythologie nationale.» Et malheur à celui qui osera croire qu'il est capable de penser par lui-même et qui refuse de se plier à la pensée imposée par la pression du groupe, «parce que la pensée respectable des groupes, du moins c'est ce qu'on vous dit, est nécessairement supérieure à la pensée non sanctionnée des individus. Alors, il faut plaindre et prier pour ces énergumènes qui se jettent dans une parole jamais finie, une parole libre des attaches ancestrales.»

Si vous fautez contre le courant dominant, vous deviendrez donc un pestiféré, un «élitiste» qui méprise le groupe, un «individualiste» sans conscience sociale... un «mauvais Québécois» en quelque sorte. Tout ceci sans évoquer directement les insultes infamantes visant à mieux intimider toute voix discordante: «Traître!» ; «Vendu aux Anglais!»; «Laquais d'Ottawa», etc., épithètes que hurlent ad nauseam, tout en maniant la matraque de la calomnie, les éléments les plus réactionnaires du mouvement nationalisto-indépendantiste contre quiconque n'adhère pas à leur dogme.

Pourtant, il demeure vrai, comme le dit Charron, qu'«aucun groupe, aucune nation n'a la compétence qu'il faut pour s'emparer et traduire le jeu raffiné des motifs de la vie elle-même, et à vrai dire le savoir des groupes aurait tendance à favoriser un état assez inerte, une croyance souterraine au service de l'instinct de conservation, et qui se cristallise autour du noyau narcissique de ses adhérents. Seul le singulier a une conscience sensible apte à penser et dépenser le vivant. (...) Les assis de l'identité, de l'osmose, de la fusion nous volent notre imprenable respiration. Nous saurons, si la transperçante conscience de l'inconnu ne nous fait pas peur, nous passer avec joie de leurs très saintes nécessités qui nous classent et nous engrangent.»

En somme, outre de nous convier à nous méfier de ce «nouveau sacerdoce politique» qui, «nourri de la référence constante aux saints patriotes, et malgré les démons du désenchantement et de l'insécurité sociale florissante, demeure d'autant plus efficace qu'il est soumis par faiblesse complaisante de notre intelligentsia, elle même convaincue de la rédemption annoncée», ce que François Charron nous dit au fond à chacun de nous dans ce livre, c'est l'importance, voire la nécessité, d'assumer le devoir qui compte le plus dans cette existence humaine qui est dévolue à chacun de nous, et qui consiste à être et à rester libre: «Il est capital, si nous voulons préserver l'espace intact de l'expérience, de soustraire l'individu à la lignée ruminante de la tribu, d'en arriver à renoncer au paradis d'un pays toujours à venir et de continuer à parler quand même. (...) Alors la hantise de reconnaissance, d'acceptation, cède la voie à l'esprit curieux qui se rebelle.»

Souhaitons que la voix du poète soit davantage entendue qu'elle ne l'a été jusqu'à ce jour, pour que les mots «Être libre» puissent retrouver tout leur sens et toute leur portée, pour que chacun de nous puisse jouir pleinement de sa propre autonomie. Car si la liberté ne peut pas se vivre d'abord et avant tout dans chaque individu, elle ne devient alors que fiction sinistre et tromperie débilitante.

dimanche, janvier 14, 2007

En souvenir d'un combattant pour nos libertés

Dimanche dernier, le 7 janvier, Bernard Amyot et David Simard publiaient dans La Presse un article commémorant le 40e anniversaire de la mort de Jean-Charles Harvey (1891-1967). Je vous invite à le lire, afin que vous puissiez à votre tour avoir un aperçu de l'héritage légué à notre société par ce grand démocrate et défenseur des libertés.

Amyot et Simard mentionnent dans leur texte l'excellente biographie de Harvey écrite par l'historien Yves Lavertu et qui permet de mesurer l'ampleur de l'oeuvre libératrice de Harvey, de même que son combat de tous les instants contre le fascisme, le cléricalisme et le nationalisme sectaire qui prévalaient dans la société québécoise des années 30 et 40.

Tandis que, encore de nos jours, plusieurs nationaleux justifient par le soi-disant "contexte politique" l'appui de leurs ancêtres idéologiques au camp de l'oppression fasciste, et particulièrement leur ferveur pour le régime collabo du Maréchal Pétain dans la France occupée par les nazis, il en réconfortera sûrement plusieurs de savoir que nous avions durant ces années sombres, ici même à Montréal, le seul journal du monde francophone à appuyer résolument le camp de la liberté et de la Résistance en France et partout ailleurs durant la Deuxième guerre mondiale. Ce journal, c'était Le Jour, fondé et dirigé par Jean-Charles Harvey.

Donc, malgré le prétendu "contexte" qui faisait que les Lionel Groulx, Camilien Houde et bien d'autres collabos dignes de ce nom se pâmaient d'admiration pour le fascisme, Jean-Charles Harvey avait choisi sans ambigüité aucune le camp de la liberté et de la démocratie. Il avait, lui, su durant ces mêmes années reconnaître la nature inhumaine et barbare du fascisme. Ce qui prouve que, durant une période où les élites nationalistes québécoises étaient aveuglées par leur parti-pris réactionnaire et passéiste, il y en avait quand même au moins quelques-uns, fussent-ils rares, qui savaient voir clair et qui avaient aussi le courage de reconnaître l'inacceptable et de le dénoncer

(Vous noterez au passage l'ironie d'entendre de nos jours les nationaleux les plus réactionnaires, dont
l'Imam Pierre Falardeau, Guide Spirituel des psychotiques séparateux, est un exemple bien pathétique, lancer des fatwas en traitant de "collabos" ceux et celles qui, au Québec, osent commettre l'hérésie de croire dans l'idée canadienne, tandis que, dans l'histoire réelle, les vrais collabos étaient précisément ceux qui, en plus d'avoir appuyé fanatiquement le régime de ceux qui soumirent la France à Hitler, sont les grands inspirateurs de ce même nationalisme exarcerbé qui les nourrit aujourd'hui. Mais laissons ces sectaires adorer leurs idoles, les collabos Groulx, Houde et consorts, car il est vrai au fond qu'on a les ancêtres idéologiques qu'on peut bien se donner... ou qu'on mérite...)

Outre la biographie ci-dessus mentionnée, je vous invite également à parcourir un petit livre de Harvey, que les éditions Boréal ont eu la bonne idée de publier simultanément avec la biographie écrite par Yves Lavertu, et dont le titre est La Peur. Il s'agit en fait d'une conférence que Harvey a donnée à Montréal le 9 mai 1945, soit le lendemain même de la fin de la guerre en Europe, dans le cadre de l'Institut démocratique canadien. Il s'y prend avec vigueur et clarté à la domination du cléricalisme sur la société québécoise d'alors, et certains ont vu dans ce texte d'un fédéraliste canadien convaincu des éléments précurseurs du Québec moderne.

J'ai eu à plusieurs reprises l'occasion d'offrir ce petit livre à divers amis et connaissances, et plusieurs m'ont dit, après l'avoir lu, qu'il suffit de remplacer le mot "cléricalisme" par "nationalisme" pour constater que la "peur" reste bel et bien à l'ordre du jour chez ceux qui doutent du bien-fondé de l'idéologie nationalisto-indépendantiste, qui est devenue une véritable pensée unique dans le Québec d'aujourd'hui. En effet, gare à quiconque osera critiquer le dogme: Robert Lepage et Michel Tremblay en savent quelque chose. En tout cas, la lecture de ces deux ouvrages risque d'encourager celles et ceux qui croient que d'autres vues devraient pouvoir s'exprimer librement chez nous, et aussi, qui sait, peut-être que certains parmi eux auront le goût ensuite de parler haut et fort, en toute liberté et sans craindre qui ou quoi que ce soit... à la manière d'un Jean-Charles Harvey, celui qui disait, justement:

"Hélas! l'enthousiasme, les illusions généreuses, le désintéressement, chez les jeunes de l'élite, ont été canalisés de telle sorte qu'ils servent des fantômes et contribuent puissamment à maintenir le peuple dans un état de vieillesse, c'est-à-dire, dans les mythes de la superstition et le culte des préjugés raciques. Depuis quelques années, dans Montréal surtout, des maîtres de l'enseignement, fort nombreux, et de faux historiens à la Groulx ont fait un effort inouï pour inspirer à cette jeunesse un fanatisme déprimant et dangereux, la promener sans cesse dans le cimetière de l'histoire et des idées mortes."

"Vous ne pouvez pas, sans mentir à votre nature, sans déjouer votre propre destin, employer toute votre énergie seulement à conserver ce qui existe, à tenter de ressusciter des morts: votre nature, votre destin, c'est de créer. On ne crée jamais sans douleur et sans risque. La peur n'a jamais rien créé."

(Extraits de La Peur, pp. 48-49 et 54-55).

mercredi, janvier 10, 2007


Le personnage secondaire:
Une lecture qui donne à réfléchir...

Dans mon article du 22 octobre dernier dans La Presse et consacré aux mythes savamment entretenus par les tenants de la vision nationalisto-indépendantiste de la Crise d'Octobre, je parlais notamment du livre Le personnage secondaire, du cinéaste Carl Leblanc.

Une scénariste montréalaise, Martine Pagé, dans son blogue Ni Vu ni Connu, nous parle de sa lecture de ce livre, qui l'a amenée à beaucoup réfléchir. Je vous invite donc à prendre connaissance des propos de Mme Pagé, qui valent certainement le détour et qui démontrent que le message humaniste véhiculé par Leblanc dans ce livre, mais je dirais aussi dans ses films, fait son chemin tout en donnant à réfléchir à ceux et celles qui, avant tout, veulent penser par eux-mêmes, sans dogme ni tabou, et qui veulent aussi que l'être humain prime sur la raison idéologique. Tout cela même si jamais Leblanc ne sert de discours moralisateur, ou même de discours tout court, dans son oeuvre. Il ne fait que nous confronter à notre humanité, et à celle de l'Autre, ce qui ne peut certainement pas nuire à notre époque où les fanatismes de tous genres reprennent du poil de la bête...

lundi, janvier 08, 2007

Des écrivains contre la pensée unique

Il y a de plus en plus de gens au Québec qui s'interrogent sur le règne de la pensée unique nationaliste et indépendantiste, qui se manifeste sous la forme de ce que, pour ma part, j'appelais il y a quelque temps le "nationalisme obligatoire".

En fait, ce n'est pas en soi le nationalisme québécois qui pose problème, car c'est une idéologie qui mérite d'être discutée et débattue, et qui a pleinement droit à ses titres de noblesse. Mais on devrait toutefois avoir le droit de ne pas être d'accord avec l'idéologie nationaliste, et de le dire librement, et cela sans se voir traiter de "traître à la Nation", de "laquais du fédéral" ou de "vendu aux méchants Anglos", épithètes dont usent les nationaleux les plus fanatisés pour tenter d'intimider l'expression libre des points de vue qui diffèrent du leur.

C'est le caractère obligatoire du nationalisme québécois, qui a atteint un statut de pensée unique, que nous devrions mettre en cause, sinon dénoncer, car les autres manières de penser le Québec, son identité, sa langue et sa culture, devraient avoir pleinement droit de cité chez nous, du moins si l'on veut que la démocratie et les libertés soient des réalités toujours tangibles au Québec. Il est parfois des évidences qu'il faut rappeler. L'une d'elles est celle-ci: Être Québécois, ce n'est pas être indépendantiste. L'indépendance n'est qu'une conception parmi d'autres du statut politique du Québec. Et aussi: Pas besoin d'être nationaliste pour être Québécois, même pure laine et heureux de vivre en français. Le nationalisme n'est qu'une idéologie parmi d'autres. Rien de plus, et certainement rien à sacraliser non plus.

Ainsi, quand les indépendantistes parlent du Québec, ils parlent de leur conception politique à eux, et non pas du Québec comme tel, et encore moins des Québécois, qui partagent tout un éventail de sensibilités et d'approches quant au régime politique à donner au Québec. Autrement, il s'agit essentiellement d'usurpation, sinon d'une conception exclusive, voire potentiellement totalitaire, de ce qu'est et devrait devenir le Québec sur le plan politique. Voilà ce qui devrait être constamment rappelé aux indépendantistes.

Il y a chez nous une réelle diversité d'opinions politiques, qui devrait être davantage respectée qu'elle ne l'est présentement. Nous en sommes rendus au point au Québec où plusieurs, surtout dans les milieux intellectuels et culturels, ont l'impression de vivre dans un climat qui est devenu unanimiste au point d'en être étouffant. Le blogueur
Yvan St-Pierre nous parle d'ailleurs de ce phénomène d'une manière particulièrement lucide pour ce qui concerne les milieux artistiques.

Et on peut se réjouir du fait qu'Yvan St-Pierre n'est pas le seul à s'en prendre à l'hégémonie de la pensée unique nationaliste. Une résistance commence à poindre, fait encourageant, dans les milieux littéraires. Dans le numéro de novembre 2006 (274) de la revue
Liberté, on sent se manifester une véritable volonté de respirer à l'air libre. Ce numéro est à lire pour ceux qui veulent découvrir le fait que l'unanimisme propre à la pensée unique nationaliste est en train de s'effriter dans les milieux où on croyait son hégémonie fermement et à jamais ancrée.

Le thème de ce numéro de Liberté dit tout: "Une littérature et son péché". Voilà qui rappelle cette époque où la déviance par rapport à l'orthodoxie catholique dans la littérature se voyait frappée d'interdit. De nos jours, la déviance est toujours réprimée, non plus par le clergé il est vrai, mais par les gardiens du Temple nationaliste et indépendantiste. Par exemple, Pierre Lefebvre affirme dans ce numéro qu'au cours de la période récente sur la scène intellectuelle et culturelle «il s'est dit des choses qui donnent froid dans le dos et qui ne laissent guère entrevoir de lendemains qui chantent quant à l'éventuel jugement que l'on pourrait avoir sur la nation québécoise», évoquant, entre autres cas, "L'Affaire Tremblay-Lepage" au cours de laquelle ces deux créateurs ont été vilipendés pour avoir osé questionner ou mettre en doute, ne serait-ce qu'un tout petit peu, le dogme nationalisto-indépendantiste.

Devant cela, Lefebvre écrit: «Je suis inquiet face à tout ça parce que, dans ces cas de figure, qui tous m'apparaissent hautement représentatifs de notre rapport à la littérature, ce qu'on l'on a reproché somme toute aux écrivains, si ce n'est à la littérature, c'est de dévier», ce qui, selon Lefebvre, «s'apparente à ce que reprochait l'Église à Galilée, c'est-à-dire non pas d'affirmer que la terre tourne, mais de le dire en public. (...) «cette exigence n'est qu'un désir plus ou moins avoué d'aveuglement, de surdité et de mutisme», (...) une «peur aussi de l'effort que demande toute prise de parole, si ce n'est la peur même de la parole, et ce, c'est le fin du fin, dans une belle province qui ne cesse de bramer que la langue est la chose la plus importante qui soit en ce monde».

Lefebvre dénonce également cette tendance dominante qui exige de la littérature «d'être encore et comme toujours au service de la nation, de la vision de la nation» . Selon lui, et je ne lui donnerai certainement pas tort là-dessus, «le Québec a définitivement adopté cette notion de la culture comme lieu de cohésion et d'identité nationale, si ce n'est de raison sociale, de raison d'État même, bref de la culture perçue et surtout vécue comme règle, si ce n'est commandement».

Est-ce dans un tel contexte qu'on fait des esprits libres? À chacun de se poser la question, notamment ces nationalistes invétérés qui n'ont que le mot "liberté" à la bouche mais qui dénient cette même liberté à quiconque pense autrement qu'eux...

Enfin, Pierre Lefebvre n'hésite pas à transgresser le tabou («Ô l'infâme hérétique, le sale traître!!! Vite, qu'on mette ce salopard au bûcher!!!», hurleront sans doute les Pierre Falardeau et autres adeptes de la version psychotique du nationalisme) en osant poser LA question: «le discours national aurait-il si bêtement remplacé le mensonge religieux qui, lui-même, n'était en définitive qu'une variante du discours patriotique? (...) Après l'Église-nation, gardienne de la langue et de la tradition - alors qu'elle ne cherchait qu'à préserver son pouvoir -, l'État-nation gardien de la langue et de la culture, qui lui aussi s'en sacre et ne se sert de ce discours de préservation fallacieux, comme son prédécesseur, que pour maintenir son autorité.»

Lefebvre n'est pas tout seul dans ce même numéro de Liberté à transgresser l'interdit. Je n'en citerai que quelques autres, afin de vous laisser le goût de mettre la main sur cette revue pour que vous puissiez en juger par vous-mêmes.

Par exemple, Michel Morin, essayiste et prof de philo au Cégep Édouard-Montpetit (son livre L'identité fuyante - éditions Les Herbes Rouges, 2004 - vaut grandement le détour!) décrit avec clarté et lucidité la conception bel et bien ethnique du nationalisme de la plupart des leaders du mouvement indépendantiste québécois, malgré qu'elle soit savamment masquée par un discours prônant un nationalisme prétendument "civique", histoire de rassurer le bon peuple. Morin met crûment les points sur les "i" à cet égard:


«On me dira, je l'entends d'ici, que je prends plaisir à ressasser une vision nationaliste depuis longtemps dépassée, fondée sur l'ethnicisme. Fort bien, mais alors, pourquoi "l'indépendance nationale" (comme le dit M. Landry avec un trémolo dans la voix) serait-elle la seule solution du point de vue des thuriféraires du nationalisme ? Pourquoi est-ce encore la seule solution après deux référendums négatifs ? (...) Pourquoi aucun accomodement politique n'est-il pas acceptable ?»

«Pourquoi, s'il ne s'agit pas d'un dogme, pourquoi, si, plutôt que de solution, ce ne serait pas de salut qu'il faudrait parler ? Quoiqu'il arrive dans la réalité, quoi qu'il en soit de l'état réel des choses qui a nom liberté et prospérité, dont jouit en effet le peuple dit "québécois", la misère perdure, laisse-t-on entendre, le malheur continue, le sentiment de perte est toujours ressenti, nos ennemis s'acharnent ! "Il n'y a qu'une solution !" Étrange solution, unique, unilatérale, prétendue accession à la maturité mais qui ferait étrangement figure de retour ! Est-ce là maturité que de souhaiter revenir à l'identité perdue, faire retour à la pure origine de notre prétendue intégrité nationale ? N'est-ce pas le contraire même de la maturité que ce rêve de retour au mythe originel ?»

Michel Morin poursuit: «On m'objectera le nationalisme civique et l'intégration des immigrants ! S'il était vraiment question de nationalisme civique, on apprendrait à vivre pleinement ce qui existe déjà... au Canada, voire en Amérique du Nord. Qu'est ce qui, dans la logique du nationalisme civique, nous retiendrait de nous joindre aux États-Unis où il existe aussi ? Certes, me dira-t-on peut-être, ce serait un nationalisme civique en français ! Mais n'y a-t-il pas déjà au Québec un nationalisme civique en français ? Que veut-on lui ajouter ? Une petite dose de retour à l'origine bien de chez nous, peut-être ? Un petit allant folklorique ? Bref, que peut-on vouloir lui ajouter d'autre qu'un fort influx de nationalisme ethnique ?»

Enchaînant sur la matrice idéologique du nationalisme québécois, Morin nous dit que «Sous ce masque de Québécois, de civisme et d'ouverture aux immigrants, rien d'autre finalement que le retour à l'identité perdue. Qu'il s'agisse là d'un pur fantasme, tout psychanaliste amateur en conviendra. Qu'il soutienne encore aujourd'hui le discours politique et culturel nationaliste envers et contre la réalité qui n'a cessé de se transformer depuis deux siècles au point d'aboutir à ceci que, en 2006, existe en Amérique une société française au sein même du Canada avec des extensions à travers tout le territoire canadien, plus libre, plus prospère, bref, plus puissante qu'elle ne l'a jamais été dans son histoire, cela ne fait que confirmer son caractère de fantasme. Et que sa dernière ruse (...) consiste à se faire passer pour une accession à la maturité, voilà ce que j'appelle la Grande Arnaque, dont l'effet est d'inhiber non pas tant le développement économique, voire politique, de la société, mais, de façon décisive, son essor culturel, en faisant patauger la culture en un ressassement qui n'en finit plus.»

«Si l'on veut parler sérieusement d'accession à la maturité, elle devrait consister, comme c'est le signe de toute maturité, à prendre acte de la réalité telle qu'elle s'est développée, à penser et à agir en conséquence, en coupant une fois pour toutes le cordon ombilical maternisant du retour à l'origine, ce qui, concrètement, veut dire: rompre avec l'idéologie de l'indépendance à tout prix, considérée comme la solution, en faisant preuve du même courage que les socialistes et les communistes européens qui ont rompu une fois pour toutes avec le dogme de la dictature du prolétariat, pour partir de leur orientation propre, à la construction de l'Europe.»

Michel Morin rappelle enfin, toujours à l'encontre du fantasme idéologique, quelques réalités bien tangibles:

«Il ne saurait y avoir d'autre justification à ce projet indépendantiste à tout prix qu'un état de profonde oppression et de misère, la révolution politique (puisque c'est de cela qu'il s'agit) s'imposant comme seule issue. Or, il se fait que la société qu'il est ainsi question de "libérer" figure parmi les plus libres et prospères du monde.»

«Plutôt que de contribuer à regénérer cette société par des représentations originales, singulières, voire excentriques, de ses possibilités et de ses ressources, plutôt que d'ouvrir aux individus des voies de rêves et d'invention d'eux-mêmes et de leurs vies, on oeuvre à les enchaîner à des représentations misérabilistes dont la seule issue semble être la rédemption nationale par l'indépendance. Sans jamais souligner que cette "indépendance" sera celle d'un État (et non du peuple) dont on aura à l'avance justifié la tendance à étendre et à accroître son contrôle des destinées individuelles sur tous les plans, notamment moral et comportemental».

Le dernier auteur que je citerai, cette fois brièvement, est Robert Richard, qui émet un voeu qui devrait être celui de tous les esprits réellement libres, particulièrement chez ceux qui se prétendent créateurs et artistes: «Que l'art et la littérature pourraient être vus comme posant délibérément et effrontément un défi. À qui, à quoi ? Aux agitateurs de drapeaux, quels qu'ils soient».

Et Robert Richard de nous rappeler enfin: «Avoir l'audace de l'audace, tout est là... Non pas pour former une nation forte, invincible. C'est même le contraire.»

Y a-t-il des audacieux dans la salle?