un combattant
pour les libertés
au Québec
Jean-Charles Harvey (1891-1967) n'est pas (et ceci est très malheureux) une figure bien connue de l'histoire du Québec. Pourtant, son influence a été déterminante durant toute la période qui a préparé la modernisation du Québec, un livre l'ayant même consacré comme un précurseur de la Révolution Tranquille (Jean-Charles Harvey, précurseur de la révolution tranquille, par Marcel-Aimé Gagnon, éditions Beauchemin, 1970).
Il y a quelques années cependant, une excellente biographie écrite par l'historien Yves Lavertu a été publiée (Jean-Charles Harvey, le Combattant, par Yves Lavertu, éditions Boréal, 2000), mais elle passa quasi inaperçue, comme si nos élites intellectuelles, soumises à l'idéologie nationaliste et indépendantiste, préféraient ignorer une partie importante de notre passé, tout simplement parce qu'elle n'entre pas dans les termes de leur orthodoxie. Ainsi, au lieu de débattre de la pensée et de l'oeuvre d'un adversaire idéologique du passé, on semble préférer le silence. C'est plus efficace quand on veut que certaines idées soient étouffées à jamais. Aussi, c'est la meilleure censure qui puisse être...
Contrairement à son adversaire juré Lionel Groulx, qui était un fasciste et antisémite et qui est le père de l'idéologie nationaliste qui prévaut dans le Québec d'aujourd'hui et dont les nationalistes se réclament toujours (même s'ils nient l'évidence quand aux positions de Groulx), Jean-Charles Harvey n'a ni rue, ni station de métro, ni collège à son nom. Pourtant, il a farouchement défendu les libertés et les droits dont nous jouissons dans le Québec d'aujourd'hui. Il a aussi vaillamment promu la culture et la langue françaises, tout en se battant pour la modernisation de notre système d'éducation. Penseur d'esprit libéral et fédéraliste convaincu, il était tout le contraire d'un «porteur d'eau», selon l'image calomnieuse, démagogique et mensongère que les gourous indépendantistes d'aujourd'hui répandent contre les fédéralistes québécois: Jean-Charles Harvey avait de l'ambition pour les francophones d'ici, et il les incitait à s'investir dans l'économie, la culture, les arts, le tout d'une manière ouverte créative et audacieuse, et qui invitait aussi à ne pas avoir peur de partager un même pays avec une culture différente de la nôtre.
Harvey a publié en 1934 un roman, Les Demis-Civilisés, qui s'est mérité la censure de l'archevêque de Québec. C'était un roman anti-conformiste et audacieux, qui visait à éveiller les gens de chez nous contre la domination du clergé et pour la défense des libertés.
Durant le 2e guerre mondiale, tandis que toute l'élite nationaliste du Québec, de Lionel Groulx jusqu'au quotidien Le Devoir, idolâtrait Mussolini et louangeait les mérites du régime de Pétain qui en France collaborait avec les nazis, Harvey était l'un des seuls, avec son journal hebdomadaire Le Jour, à défendre la France libre et le camp de la démocratie contre le nazisme. Plusieurs écrivains de renom et leaders résistants français collaboraient à son journal, qui était à l'époque de la guerre le seul dans le monde francophone à assumer la mission de défendre ouvertement les libertés démocratiques.
C'est une véritable honte que la vie et l'oeuvre de cet homme courageux, qui fut souvent laissé bien seul dans son combat, soient plus longtemps réduites au silence, et cela pour la simple raison qu'il se méfiait du nationalisme et qu'il croyait dans le Canada. Il faut faire connaître sa pensée, son oeuvre et ses idées, dans lesquelles plusieurs se reconnaîtront, particulièrement les jeunes, qu'ils soient souverainistes ou fédéralistes, mais à condition qu'ils soient ouverts d'esprit et qu'ils sachent ne pas se limiter aux lieux communs et aux idées préfabriquées.
Récemment, son fils Axel m'a donné la collection complète du journal Le Jour, qui appartenait à son père lui--même. Ceci m'a profondément touché et me remplit de fierté. Je compte en tirer une série d'articles écrits par Jean-Charles Harvey, et les publier dans un recueil qui pourrait sortir en janvier 2007, ce qui correspondra au 40e anniversaire de son décès. En relisant les pages du journal Le Jour, je suis étonné de voir combien certaines choses n'ont pas changé au Québec: même absolutisme politique, même climat étouffant avec un nationalisme prônant une Terre Promise illusoire, mêmes accusations pour tous nos maux contre les «méchants Anglais», même sacralisation de la «différence» comme si c'était une absurdité de vouloir construire un même pays avec des gens de langues et de cultures différentes; on n'aurait qu'à changer certains noms mais on retrouverait exactement le même discours.
Aussi, nous allons organiser un événement pour commémorer cet anniversaire, afin de nous souvenir de ce qu'il a représenté pour le Québec moderne ainsi que pour nos libertés, car on y trouve une énorme matière à inspiration. Je vous tiendrai au courant.
En attendant, pour vous donner un avant-goût de la pensée de ce grand humaniste qu'était Jean-Charles Harvey, je vous propose de lire un texte de lui que je reproduis ici-bas, et qui était consacré au thème du nationalisme...
Réflexions sur le nationalisme
Jean-Charles Harvey (tiré de Art et Combat, éditions ACF, 1937)
Entre le nationalisme comme on le pratique aujourd’hui et le patriotisme, il y a toute la distance de la haine à l’amour. On a confondu volontairement les deux mots, pour mieux émouvoir chez les jeunes qu’on veut berner, soulever et exploiter, un des sentiments les plus chers à l’homme.
On a fait servir ainsi la noblesse et la générosité des âmes simples, tantôt à la démagogie d’aventuriers politiques, tantôt à l’autocratie de certains chefs absolus et violents. Pour comble d’horreur, on a fusionné la notion d’État et la notion de patrie, de façon à mieux soumettre les peuples à des formules ou régimes politiques qui sacrifient l’humain, le rationnel, je dirais le bonheur des individus, à ce qu’il y a de plus précaire, de plus conventionnel et de plus arbitraire dans l’existence d’une agglomération humaine. Le nationalisme moderne n’est guère que l’instrument de la passion des uns et du sectarisme des autres. C’est pourquoi, malgré tout l’amour que j’ai pour mon pays, je ne suis pas un nationaliste de cette trempe. Mais patriote, je le serai tant qu’on voudra!
[…] La caractéristique des principaux meneurs nationalistes de notre temps, ce n’est pas tant l’amour du pays natal que l’idée de domination et l’orgueil collectif. Ils exploiteront surtout ce préjugé presque universel qui semble s’être greffé sur la nature, qui veut qu’une nation, un peuple penché sur son histoire ou ses légendes, ait l’impression d’être le nombril du monde, le point de mire de la Providence, le bras de Dieu, parce qu’ils savent qu’en remuant ces sentiments qui ne manquent pas de noblesse par certains côtés, ils pourront fanatiser les masses aveugles et ignorantes, plus aisément persuadées par des contes et des mystifications que par la raison simple et nue, qui est à la portée de tous et qui, comme telle, frappe moins l’imagination et la sensibilité. En ce faisant, les chefs éprouvent pour la foule qu’ils hypnotisent un mépris souverain, mais un mépris qui leur vaut la gloire et la force, sans donner plus de bonheur aux pauvres diables qui se sacrifient et ne servent que de mortier au piédestal d’une idole.
[…] S’il faut considérer toutes les questions politiques uniquement dans leur rapport avec l’intérêt national, on justifie par le fait toutes les spoliations, tous les coups de force. S’il était dans l’intérêt national de l’Allemagne par exemple, un jour qu’elle se sentirait plus forte que toute l’Europe et appuyée par les principales nations, de s’emparer de la France, elle pourrait se servir du principe maurrassien pour écraser la patrie de Maurras, et Maurras devrait avouer que tout cela est juste et bon. Or, la doctrine de Maurras a guidé une partie de notre jeunesse qui ne sait pas réfléchir.
[…] Dans le politique, le point de vue national ne doit venir qu’en second lieu : « L’humain conditionne le politique par en haut et le national par en bas; l’humain à la manière des causes finale et formelle, le national à la manière d’une cause matérielle. Il n’y a au concret qu’un ordre politique, mais beaucoup plus influencé par l’humain que le national… Par conséquent, le politique se rapporte surtout à ce qu’il y a d’humain et spécifique en nous, le national à ce qu’il y a d’individué. » Est-ce assez clair?
Certes, tout homme de cœur doit défendre son individualité dans la mesure où la société n’en souffre pas, comme il doit défendre sa famille dans tous ses droits légitimes; et la nation n’étant que la famille agrandie, il doit de même la défendre contre tout empiétement qui pourrait l’humilier, lui ravir des habitudes chères, des traditions, du bien-être, une langue, une foi. Il doit défendre tout cela jalousement, mais en respectant l’ordre humain et universel dans les bornes de la Loi suprême qui est au-dessus de tout et pour laquelle les nations ne sont que de splendides accidents. Il n’y a rien d’essentiel dans la nation prise comme telle. C’est par des causes purement accidentelles que la nation s’est formée au cours des ans, de même que c’est par des causes purement accidentelles que, comme individu, je suis né et ai vécu sur les bords du Saint-Laurent et ai été incorporé au peuple Canadien-français.
C’est par des habitudes naturelles que je suis né nationalisé, et non pas directement par la nature elle-même. La nature a fait de moi un homme. L’accident a fait de moi un Canadien français. Je suis celui-là avant d’être celui-ci. Je dois me soumettre à l’humain éternel avant de me soumettre à l’humain accidentel. Aucune philosophie au monde ne peut aller là-contre. Que la naissance, l’hérédité, la langue, le climat, l’éducation et le milieu m’aient donné un caractère spécifique dans la grande famille humaine, ce caractère j’y tiens et veux bien le conserver malgré ses multiples imperfections; mais par ce qu’il y a en moi de plus élevé, de plus noble, de plus incorruptible, par la pensée qui pense et par la raison qui raisonne et aussi par les voix les plus profondes de ma conscience, je suis humain et respecte l’humain avant toute autre chose; et j’entends par humain tout ce qui fait le fond même de l’esprit et du cœur, ce qui existe au même degré sous toutes les latitudes et qui fait que, à quelque nation, à quelque race qu’on appartienne, on puisse toujours se comprendre et s’aimer.
Je considère ou comme des êtres inférieurs ou comme des sectaires ou comme des exploiteurs, les hommes qui se barricadent derrière l’idée nationale et qui seraient prêts à tout sacrifier à cette idée, sans tenir compte de tous les bonheurs que peut éteindre une telle idéologie et de toutes les douleurs qu’elle peut susciter. […]
À mesure qu’un individu s’élève, que son cœur s’élargit, que son intelligence s’éclaire, que sa raison s’équilibre, il se dépouille d’une foule d’éléments passionnels qui entravaient ses facultés supérieures alors qu’il les croyaient essentiels; son front se dresse plus haut, plus pur et plus serein dans la lumière de la vérité; il voit mieux la bonté, la beauté, la sublime ordonnance des choses; il distingue nettement l’accident de l’essence, il sépare l’être de ses propriétés et de ses habitudes et il acquiert par là cette note profonde d’universalité sans laquelle aucune perfection humaine n’est possible. C’est pourquoi je ne crois pas que les hommes vraiment supérieurs puissent s’emprisonner dans le nationalisme.
Jean-Charles Harvey (tiré de Art et Combat, éditions ACF, 1937)
Entre le nationalisme comme on le pratique aujourd’hui et le patriotisme, il y a toute la distance de la haine à l’amour. On a confondu volontairement les deux mots, pour mieux émouvoir chez les jeunes qu’on veut berner, soulever et exploiter, un des sentiments les plus chers à l’homme.
On a fait servir ainsi la noblesse et la générosité des âmes simples, tantôt à la démagogie d’aventuriers politiques, tantôt à l’autocratie de certains chefs absolus et violents. Pour comble d’horreur, on a fusionné la notion d’État et la notion de patrie, de façon à mieux soumettre les peuples à des formules ou régimes politiques qui sacrifient l’humain, le rationnel, je dirais le bonheur des individus, à ce qu’il y a de plus précaire, de plus conventionnel et de plus arbitraire dans l’existence d’une agglomération humaine. Le nationalisme moderne n’est guère que l’instrument de la passion des uns et du sectarisme des autres. C’est pourquoi, malgré tout l’amour que j’ai pour mon pays, je ne suis pas un nationaliste de cette trempe. Mais patriote, je le serai tant qu’on voudra!
[…] La caractéristique des principaux meneurs nationalistes de notre temps, ce n’est pas tant l’amour du pays natal que l’idée de domination et l’orgueil collectif. Ils exploiteront surtout ce préjugé presque universel qui semble s’être greffé sur la nature, qui veut qu’une nation, un peuple penché sur son histoire ou ses légendes, ait l’impression d’être le nombril du monde, le point de mire de la Providence, le bras de Dieu, parce qu’ils savent qu’en remuant ces sentiments qui ne manquent pas de noblesse par certains côtés, ils pourront fanatiser les masses aveugles et ignorantes, plus aisément persuadées par des contes et des mystifications que par la raison simple et nue, qui est à la portée de tous et qui, comme telle, frappe moins l’imagination et la sensibilité. En ce faisant, les chefs éprouvent pour la foule qu’ils hypnotisent un mépris souverain, mais un mépris qui leur vaut la gloire et la force, sans donner plus de bonheur aux pauvres diables qui se sacrifient et ne servent que de mortier au piédestal d’une idole.
[…] S’il faut considérer toutes les questions politiques uniquement dans leur rapport avec l’intérêt national, on justifie par le fait toutes les spoliations, tous les coups de force. S’il était dans l’intérêt national de l’Allemagne par exemple, un jour qu’elle se sentirait plus forte que toute l’Europe et appuyée par les principales nations, de s’emparer de la France, elle pourrait se servir du principe maurrassien pour écraser la patrie de Maurras, et Maurras devrait avouer que tout cela est juste et bon. Or, la doctrine de Maurras a guidé une partie de notre jeunesse qui ne sait pas réfléchir.
[…] Dans le politique, le point de vue national ne doit venir qu’en second lieu : « L’humain conditionne le politique par en haut et le national par en bas; l’humain à la manière des causes finale et formelle, le national à la manière d’une cause matérielle. Il n’y a au concret qu’un ordre politique, mais beaucoup plus influencé par l’humain que le national… Par conséquent, le politique se rapporte surtout à ce qu’il y a d’humain et spécifique en nous, le national à ce qu’il y a d’individué. » Est-ce assez clair?
Certes, tout homme de cœur doit défendre son individualité dans la mesure où la société n’en souffre pas, comme il doit défendre sa famille dans tous ses droits légitimes; et la nation n’étant que la famille agrandie, il doit de même la défendre contre tout empiétement qui pourrait l’humilier, lui ravir des habitudes chères, des traditions, du bien-être, une langue, une foi. Il doit défendre tout cela jalousement, mais en respectant l’ordre humain et universel dans les bornes de la Loi suprême qui est au-dessus de tout et pour laquelle les nations ne sont que de splendides accidents. Il n’y a rien d’essentiel dans la nation prise comme telle. C’est par des causes purement accidentelles que la nation s’est formée au cours des ans, de même que c’est par des causes purement accidentelles que, comme individu, je suis né et ai vécu sur les bords du Saint-Laurent et ai été incorporé au peuple Canadien-français.
C’est par des habitudes naturelles que je suis né nationalisé, et non pas directement par la nature elle-même. La nature a fait de moi un homme. L’accident a fait de moi un Canadien français. Je suis celui-là avant d’être celui-ci. Je dois me soumettre à l’humain éternel avant de me soumettre à l’humain accidentel. Aucune philosophie au monde ne peut aller là-contre. Que la naissance, l’hérédité, la langue, le climat, l’éducation et le milieu m’aient donné un caractère spécifique dans la grande famille humaine, ce caractère j’y tiens et veux bien le conserver malgré ses multiples imperfections; mais par ce qu’il y a en moi de plus élevé, de plus noble, de plus incorruptible, par la pensée qui pense et par la raison qui raisonne et aussi par les voix les plus profondes de ma conscience, je suis humain et respecte l’humain avant toute autre chose; et j’entends par humain tout ce qui fait le fond même de l’esprit et du cœur, ce qui existe au même degré sous toutes les latitudes et qui fait que, à quelque nation, à quelque race qu’on appartienne, on puisse toujours se comprendre et s’aimer.
Je considère ou comme des êtres inférieurs ou comme des sectaires ou comme des exploiteurs, les hommes qui se barricadent derrière l’idée nationale et qui seraient prêts à tout sacrifier à cette idée, sans tenir compte de tous les bonheurs que peut éteindre une telle idéologie et de toutes les douleurs qu’elle peut susciter. […]
À mesure qu’un individu s’élève, que son cœur s’élargit, que son intelligence s’éclaire, que sa raison s’équilibre, il se dépouille d’une foule d’éléments passionnels qui entravaient ses facultés supérieures alors qu’il les croyaient essentiels; son front se dresse plus haut, plus pur et plus serein dans la lumière de la vérité; il voit mieux la bonté, la beauté, la sublime ordonnance des choses; il distingue nettement l’accident de l’essence, il sépare l’être de ses propriétés et de ses habitudes et il acquiert par là cette note profonde d’universalité sans laquelle aucune perfection humaine n’est possible. C’est pourquoi je ne crois pas que les hommes vraiment supérieurs puissent s’emprisonner dans le nationalisme.