mardi, décembre 13, 2005

Un de nos plus grands poètes face au nationalisme

J'aime beaucoup lire les classiques de la littérature de chez nous. On y trouve souvent des trésors pour la réflexion et la compréhension du monde qui est le nôtre. J'aimerais vous présenter un texte tiré du Journal du grand poète québécois Hector de Saint-Denys Garneau (mort à 31 ans seulement, en 1943), qui fut et demeure l'un des piliers de notre littérature. (Pour le découvrir, on lira avec beaucoup de profit les ouvrages que lui a consacré le poète François Charron, aux éditions Les Herbes Rouges).

Cette entrée de son journal date de 1938, et porte sur le nationalisme. À l'époque, comme on le sait, le nationalisme était ici, tout comme aujourd'hui, l'idéologie dominante dans la société québécoise. Le jeune poète revenait ce soir-là d'une réunion du groupe La Relève, durant laquelle on avait parlé du nationalisme. Cette discussion avait laissé un certain malaise dans l'esprit de Saint-Denys Garneau, car selon lui le nationalisme était potentiellement porteur du danger de sacraliser la «Nation» au détriment de l'«Humain».

Je trouve ces lignes très lucides quant aux dérives potentielles du nationalisme, qui est devenu, dans le Québec d'aujourd'hui, une idéologie obligatoire, faute de quoi on ne serait pas un Québécois, du moins aux yeux de certains dont l'influence est prédominante chez nous. Il serait temps, pourtant, qu'on commence au Québec un vrai débat sur la pertinence ou non de l'idéologie nationaliste. Faut-il être absolument être nationaliste pour assumer son identité linguistique et culturelle? N'y a-t-il pas d'autres approches qui seraient moins exclusives et plus ouvertes à l'égard des autres cultures qui existent dans notre pays?

En tout cas, ce ne sont pas les questions qui manquent. Mais je crois qu'en lisant ce texte d'un de nos plus grands poètes québécois, on peut trouver matière à réflexion et, surtout, affronter ces questions, au lieu de les ignorer comme on le fait trop souvent. Il est aussi à signaler qu'il est assez singulier que ce texte de St-Denys Garneau ne soit pas encore aussi connu qu'il devrait l'être. Après tout, St-Denys Garneau est un pilier de notre littérature, mais peut-être que cela ne ferait pas l'affaire des gardiens de l'orthodoxie nationaliste qui s'est emparée de nos élites culturelles de voir un tel texte davantage connu, lu et réfléchi...


Extrait du Journal du poète Hector de Saint-Denys Garneau* :

Notes sur le nationalisme

Rencontre ce soir chez Claude Charbonneau, qui veut définir dans une manière de manifeste les positions de La Relève en matière de nationalisme.

Qu’est-ce que le nationalisme?

C’est une façon d’envisager les problèmes par rapport à la nation.

Quels problèmes peuvent être légitimement envisagés sous cet angle, et jusqu’à quel point?

L’économie, il est impossible, à leur dire (Robert et Robert) de l’envisager sous cet angle. Cela reviendrait à transporter la richesse des capitalistes Anglais aux capitalistes Canadiens Français, par quoi l’état du peuple, de la nation ne serait pas amélioré. (Même si cela donnait de l’argent aux Canadiens Français pour encourager la culture; car il est avéré que, ayant l’argent, ils se referment sur la jouissance et la sécurité qu’ils en tirent.)

Une politique nationaliste. Qu’est-ce que cela donnerait? Un boycottage politique des Anglais. Et après? Ce qu’il nous faudrait c’est un gouvernement non pas nationaliste mais simplement honnête. Et pour que l’État ait toutes les initiatives? Cette centralisation ne serait bonne à rien. (Je n’y vois pas grand-chose d’ailleurs, pour ma part.)

Il reste les problèmes de culture. Est-ce que la culture peut être envisagée sous l’angle nationaliste? Il me semble que non. La culture est chose essentiellement humaine dans son but, elle est essentiellement humaniste. Faire des Canadiens Français est une notion qui a peut-être cours mais qui n’a aucun sens. Elle est même à contresens et contre-nature. On peut prendre conscience de soi pour se donner, se parfaire : mais non pas pour se parfaire SOI, mais bien pour se parfaire HOMME.

D’ailleurs on devient soi non pas tant en se cherchant qu’en agissant. Tout mouvement vers soi est stérile. Et surtout je crois pour un peuple. Un peuple se fait en agissant, en créant, c'est-à-dire en communiquant. Il prend conscience de soi dans la communication. Depuis le temps qu’on attend le créateur, le poète, qui donnera au peuple C.F. son image. Il viendra à son heure sans doute et quand la substance du peuple sera assez forte et réelle, et assez unique, différenciée de tout autre pour inspirer d’une façon puissante le génie attendu.

Car le génie n’est pas le produit du peuple. Toutefois il participe à sa culture, son ambiance; et étant plus proche de ce peuple, c’est lui qu’il verra le mieux et pourra le mieux rendre. Le peuple, la nation ici joue un rôle de matière. Quant à une façon de concevoir canadienne française à laquelle participerait l’artiste canadien français, je ne vois rien encore dans ce sens, et je ne crois pas que cela soit près de se manifester d’une façon très définie. Il appartiendra donc à ce créateur de présenter au peuple son visage reconnaissable et idéal. Cela l’aidera sans doute à prendre conscience de soi, à exister. Mais cela est le signe que ses traits sont accusés et non pas le signe selon lequel accuser ses traits. Encore une fois, toute cette mystique rétroactive me semble contre-nature, stérile, stérilisante.

(Cette façon de concevoir, est-ce une façon d’envisager les problèmes, la vie? Chacun en diffère. Mais y aurait-il un résidu selon quoi chacun pour obtenir des résultats différents passerait par certains processus communs? Je ne saurais dire s’il existe rien de tel ici. En tout cas il ne me semble pas qu’une recherche de ce fonds commun et spécifiquement C.F. soit bien féconde. De plus je vois difficilement qu’on puisse baser une culture sur quelque chose d’aussi difficile à saisir. Et il est inadmissible de diriger la culture vers une accentuation de ces traits individualistes.)

La culture a donc un sens de perfectionnement humain. Elle est essentiellement humaniste. Elle veut faire des hommes et non pas des Canadiens Français. Il n’y a pas ici opposition, mais seulement une distinction de priorité de valeur, de direction. Faire des hommes avec des C.F. et non pas des C.F. avec des hommes. On prétend bien en faisant des C.F. faire des hommes plus hommes. Mais toute méthode qui n’est pas proprement dirigée vers l’humain a peine à n’être pas restrictive et de courte vue. Ainsi toute l’éducation historique et nationaliste.

La nation C.F. me semble donc devoir être considérée par rapport à la culture comme un donné. Un donné que la culture humaniste (dans le sens d’humaine et non pas d’élite lettrée) doit élargir à l’humain.

Tout l’effort, me semble-t-il, tout le problème consiste à libérer l’humain (non pas libérer le C.F.). D’ailleurs, cela ne tend pas à faire des êtres uniformes et à enlever à la Nation C.F. ses traits caractéristiques; au contraire, si cela efface ses traits déformants, ses défauts et tout le restrictif, si cela tend à la vie pleine, à la libération de la vie, les communications plus véritables, plus simples et plus vivantes avec le milieu (nature, travail, etc.) laisseront ces traits essentiels s’accuser avec plus de caractère, plus de fermeté. Ce sera un peuple vraiment soi pour communiquer avec d’autres peuples.

Mais dans une œuvre qui tendrait à cultiver la Nation C.F., à libérer l’humain dans notre peuple, il faut tenir compte de ce donné qu’est la nationalité. Et c’est là que se place l’équivoque. Certains réduisent tout à ce donné, veulent inclure tout dans ce donné dans ses caractéristiques nationales (d’où prêche nationaliste qui ignore l’humain, et moyens courts et inefficaces) alors qu’il importe de tenir compte dans ce donné de l’humain, c'est-à-dire de tout ce qui ouvre et non de ce qui ferme en tâchant de définir.

C'est-à-dire qu’il faut tenir compte du donné essentiel humain dans le but de le libérer, et des conditions où ce donné se trouve pour choisir les méthodes pour sa libération.

Maintenant, ces conditions prennent plusieurs aspects. Il y a la nationalité C.F. qui affecte ce donné humain. Puis il y a les conditions économiques, conditions de vie, de travail, d’état.

Une action, pour être efficace, suppose donc une connaissance des conditions où se trouvent ceux auxquels elle s’adresse. Mais ici encore la considération de l’aspect C.F. de ces conditions ne me semble pas un guide profond pour agir. Ce que nous voulons améliorer, par exemple, c’est la condition de l’ouvrier, non pas en tant que C.F. mais en tant qu’ouvrier. Et ainsi pour le paysan. À moins que le problème ouvrier et paysan n’offre un aspect proprement C.F. Et ainsi certaines justes revendications prendraient un caractère proprement nationaliste, d’un frère qui réclame justice pour un frère qu’on exploite.

Ainsi il y aurait en effet un certain aspect proprement C.F. de la question qui légitimerait une attitude nationaliste. Cela consisterait surtout à s’unir pour certaines revendications. Le terrain d’entente pour ces revendications serait proprement C.F. donc nationaliste. (Ceci surtout pour l’emploi des C.F. et leur accession à des fonctions plus hautes, plus rémunératrices.)

Mais notre action qui veut envisager la vie de notre patrie, la vie et notre vie dans le milieu où la Providence nous a placés veut être plus profonde et plus radicale. Et de ce point de vue, le problème humain déborde de partout le problème national. Ce n’est pas en tant que national qu’il nous interpelle le plus profondément, mais en tant qu’humain. Et c’est par des moyens humains qu’on peut remédier aux maux de nos compatriotes et non aux maux humains par des moyens nationalistes. Car le mal dépasse la notion de national, il est humain, et seuls peuvent le vaincre des moyens humains.

Est-ce que nos maux sont nationaux? Non pas. Ils peuvent nous être particuliers mais ce sont des défauts humains qui affectent les C.F. Il y faut des remèdes pleinement humains.

Ainsi le grand problème de l’éducation nationale. Qu’est-ce que l’éducation nationale? Est-ce une éducation pour créer une nation selon le type C.F. ? Et alors la présentation au peuple de certains types, de certaines formules, d’une mystique nationale. Est-ce que cela donne au peuple la conscience de faire partie d’une nation? Et puis, ensuite? Même, cette éducation peut-elle exister sans un sens restrictif?

Dès qu’on parle d’éducation, il semble que le mot national tombe de lui-même comme inadéquat. La matière qui nous est offerte est pleinement humaine, et dès que l’attention dévie sur le national il semble que l’équilibre est rompu en faveur de l’immédiat et perd tout de suite de sa profondeur, c’est-à-dire qu’on n’en touche plus le fond. Est-ce que des éducateurs formés dans le sens du national ne risquent pas d’avoir l’esprit vite arrêté, de ne pas voir les problèmes dans toute leur ampleur, qui est humaine?

En tout cas, actuellement, la réalité en péril nous sollicite dans toute son ampleur. Le problème qui se pose est humain en son fond. C’est en cherchant l’humain, les valeurs humaines et la justice humaine que nous pourrons y apporter quelque chose. Nous considérons l’état humain de la nation.

Le problème et la solution sont humains, avec un corollaire de bien secondaire importance dans le sens nationaliste.

Il faut distinguer ce qui dans notre problème est proprement national et humain. Ce à quoi il faut apporter remède humain et non national. Ce où une action nationale est nuisible. Ce où elle est inadéquate. Ce où elle est inadmissible.

*Tiré de : GARNEAU, Hector de St-Denys, Journal, Montréal, (collection Bibliothèque Québécoise), 1996.