dimanche, janvier 15, 2006

Un grand malaise

Article publié dans La Presse, samedi le 14 janvier 2006, p. A21, dans le cadre de la rubrique «Québec Grand Angle»

Peu de gens sont excités par l’actuelle campagne électorale fédérale. Nous en voilà réduits à espérer que le taux de participation ne soit pas plus faible qu’en juin 2004, soit à peine 60,1%. Les partis ne semblent pas avoir saisi l’ampleur du malaise. Dans la perception des citoyens, qui est loin d’être fausse, les machines gouvernementales sont devenues trop vastes pour aborder les problèmes quotidiens de la vie des gens, et elles sont dirigées par une conscience trop étroite pour affronter les vastes problèmes que sont l’exclusion sociale, la violence, la dégradation de l’environnement, etc.

Pourtant, les citoyens savent que la mission des gouvernements est de se préoccuper d’eux. Ils savent aussi que le but de la politique est d’améliorer les conditions de vie des gens. Certains ne voient qu’apathie et frustration chez les citoyens, là où il s’agit surtout de déception et de colère, à bien des égards justifiées. Mais on peut aussi croire que, de cette frustration, peuvent émerger l’espoir et la volonté d’agir. C’est pourquoi, paradoxalement, il est possible que, suite à cette désolante campagne électorale, plusieurs deviennent motivés à prendre les choses en main, qu’ils soient membres d’un parti ou non.

Dickens disait: «This is the worst of times; this is the best of times». On peut donc choisir de laisser la situation se dégrader, mais on peut aussi décider de l’affronter, en exerçant, à partir de son milieu, sa propre part du leadership nécessaire pour retrouver confiance en ce que nous pouvons devenir comme société et comme pays. L’avenir n’appartient pas à ceux qui refusent de se prononcer et d’agir, et encore moins aux cyniques et aux démagogues qui se servent de la politique à leurs propres fins. L’avenir appartient à ceux qui croient que l’action politique n’est pas une affaire de jeux de pouvoir ou d’argent, mais avant tout l’effort d’améliorer les conditions de vie des gens, d’atténuer la souffrance humaine, de favoriser plus de compréhension et de tolérance, chez nous et ailleurs.

«Angélisme», diront certains. Mais ils se trompent, car les idéalistes sont souvent les vrais réalistes. Là où la société humaine a progressé vers plus de dignité et plus de justice, ce sont les idéalistes qui ont eu la lucidité de vouloir corriger ce qui n’allait pas, quitte à en payer le prix pour eux-mêmes. C’est à eux que nous devons notre démocratie, nos droits et libertés, nos programmes sociaux, en somme cette société généreuse et tolérante qu’il nous faut toujours protéger. Que l’on regarde aussi du côté de tous ces mouvements qui agissent sur la réalité en faisant advenir plus de justice et de compassion, et aussi du côté de ces innombrables citoyens qui, à chaque jour, choisissent de servir non seulement leur intérêt individuel, mais aussi le mieux-être de ceux et celles qui les entourent, de près ou de loin. S’ils étaient plus lucides, les politiciens et leurs «stratèges» s’inspireraient d’eux, et ils découvriraient ainsi que le vrai «réalisme» politique appelle au refus de la résignation face à ce qui ne va pas, et à s’engager en conséquence.

Mais, tandis que la plupart des partis ont réduit le rôle de leurs militants à celui de «cheer leaders»; que les discours des chefs, concoctés par des «communicateurs» patentés, se révèlent d’une insipidité navrante; que leurs «stratèges» s’acharnent à bourrer les crânes de slogans creux, de calomnies contre l’adversaire et de promesses sans lendemains, les dirigeants de ces mêmes partis ne s’aperçoivent pas que les citoyens appellent à grands cris à un tout autre type de «stratégie» politique, c’est-à-dire une « stratégie» qui aborde de front les multiples problèmes et inquiétudes qu’eux-mêmes et leurs proches vivent à chaque jour et qui vise à les résoudre.

Quelle que soit leur couleur politique, ce sont ceux qui auront compris cela qui, avant longtemps, influenceront et orienteront le plus notre vie politique, notre société et notre pays, parce que leur crédibilité reposera sur une claire conscience de ce qui est à faire, et sur le fait que leurs actes s’accorderont avec leurs paroles. Ceux-là sont les vrais «réalistes». À eux désormais d’agir en conséquence. Et heureux seront les partis qui se révéleront assez «réalistes» pour leur ouvrir leurs portes et miser
sur eux.