Défendre la laïcité,
c'est défendre la liberté
Ce qu'on peut constater dans la foulée de l'affaire des accommodements religieux (qui n'ont en réalité absolument rien de «raisonnables») que l'on vit au Québec, c'est que le débat sur la place de la religion dans une société démocratique et libérale, de même que sur les fondements réels de ces mêmes religions, est complètement mis de côté. Des bien-pensants de toutes sortes occupent le devant de la scène en ressassant constamment la même rengaine : "Il faut", selon eux, "respecter toutes les croyances", comme s'il fallait absolument s'interdire de les critiquer. Je pense que c'est une grave erreur.
Bien sûr, il faut respecter le droit de quiconque à croire à ce qu'il veut, et même à des absurdités et loufoqueries, qui, soit dit en passant, ne sont pas le monopole des sectes ésotériques qui foisonnent un peu partout de nos jours. En effet, les grandes religions monothéistes que le sont christianisme, le judaïsme et l'islam sont toutes trois fondées sur des fables entièrement inventées par des hommes ; même si les recueils de ces fables (la Bible, la Torah et le Coran), sont appelés «Livres Sacrés» par les adeptes de ces religions, tout cela reste ce que c'est dans la réalité : des fables racontant des invraisemblances et des extravagances tout aussi farfelues les unes que les autres.
Mais bon, encore une fois, libre à chacun d'y croire à sa guise, ainsi qu'aux dogmes, tout aussi invraisemblables et absurdes, qui servent également de fondements aux religions. Par exemple, quelqu'un peut bien, dans sa tête, se convaincre mordicus de la véracité absolue du dogme de l'Immaculée-Conception de la «vierge» Marie, ou encore croire dur comme fer que l'Ange Gabriel en personne aurait bel et bien apparu à Mahomet, lequel aurait en prime fait un séjour au Paradis pour rencontrer Abraham, Jésus et Allah pour ensuite revenir sur terre pour répandre son interprétation de la «volonté divine» . De telles fables font partie de croyances qui sont certes complètement irrationnelles, mais qui en même temps ne font pas de mal à personne. À condition toutefois que ces mêmes croyances restent strictement cantonnées dans la sphère du privé.
Parce que là où le bât blesse avec les religions -- en particulier avec les religions monothéistes -- c'est quand elles manifestent leur propension intrinsèque à imposer leurs dogmes à la société humaine. Dans son très éclairant livre Les religions meurtrières (éditions Flammarion), Élie Barnavi permet de mesurer cette réalité que "la religion, toute religion, reste d'abord une affaire de groupe, c'est-à-dire de pouvoir. (...) Toute religion est politique. Qu'est-ce que cela veut dire ? D'abord que, sauf dans nos sociétés dûment sécularisées, il est de l'obligation du groupe de les imposer à l'individu, pour so propre bien comme pour le salut de la communauté, s'il le faut contre sa propre volonté. (...) Toute religion révélée est une religion de combat ; seules les armes changent, et l'ardeur à s'en servir".
"Sauf dans nos sociétés sécularisées", en effet. Barnavi a bien raison de le souligner. Parce que si ce n'était de cette laïcité acquise si durement dans l'histoire des sociétés démocratiques -- de cette laïcité qui, ne l'oublions pas, est la liberté -- il n'y aurait ni tolérance, ni pluralisme, ni respect des droits humains, parce que toute l'existence, sociale comme individuelle, serait dominée par le dogme religieux et ses «interprètes» autoproclamés. Ceci s'est toujours vérifié dans l'histoire, et cela se vérifie encore de nos jours dans certaines parties du monde. Mais pour que ce "sauf" qui concerne nos sociétés sécularisées puisse être préservé, il est clair qu'il nous faudra défendre la laïcité -- donc, je le répète, la liberté -- contre les tendances dominatrices et oppressives des religions. Parce que l'avènement de nos libertés démocratiques proviennent justement des luttes (et aussi des sacrifices, ne l'oublions jamais) des libre-penseurs contre le despotisme et la tyrannie imposées par les pouvoirs religieux. Sans leurs combats pour la laïcité, il n'y aurait pas de libertés dans les sociétés démocratiques occidentales.
Pour y arriver, il faut, plus que jamais de nos jours et même chez nous, affirmer le droit à l'expression libre de la critique des fondements des religions. Par exemple, prendre la liberté de dire ouvertement ce qu'il en est en réalité des «Livres Sacrés». Barnavi le fait d'ailleurs fort bien : "Les textes sacrés étant obscurs, pour en dégager la vérité cachée il faut les interpréter. Ces interprétations, sacralisées à leur tour, s'empilent au cours des siècles pour former un imposant et fort disparate corpus textuel, lui même interprétable à l'infini. (...) Il est aussi stupide d'aller chercher dans le Coran les sourates qui prêchent la guerre sainte pour rendre compte des agissements de Ben Laden que de glaner dans la Bible de quoi expliquer le geste de l'assassin de Rabin. Certes, c'est ce qu'ils font, eux. Mais leurs adversaires, au sein des mêmes religions, trouveront d'autres sourates, d'autres versets, pour justifier un comportement exactement contraire. Les Écritures sont des auberges espagnoles, on y vient avec ce que l'on a et l'on y trouve ce que l'on veut."
Quand on prend conscience de cette réalité concernant les «Livres Sacrés», comment peut-on ensuite vouloir «respecter» les croyances qui s'inspirent d'une lecture fondamentaliste de ces mêmes textes, qui furent écrits par des hommes qui ont prétendu, sans que cela soit jamais vérifiable, porter la soi-disant «parole divine», et que leurs disciples, en bons zélateurs qu'ils sont toujours, s'efforcent d'imposer à l'ensemble de la société ? N'a-t-on pas vu, et ne voit-on pas encore, tellement de calamités et de tragédies provoquées par le genre humain contre lui-même à cause de ces religions fondées sur une conception complètement dévoyée du «sacré» ? Je dis «dévoyée», car ce qui devrait toujours être considéré comme réellement sacré, n'est-ce pas justement l'être humain, sa dignité dont la liberté de conscience est une dimension centrale, de même que la nature concrète ? Tandis que ce qui est «sacré» pour les religions, ce sont leurs fables et leurs dogmes, et selon elles, l'être humain n'a qu'à s'y soumettre aveuglément, de même qu'aux volontés et dictats de leurs interprètes dont la principale passion consiste surtout à exercer leur contrôle absolu sur les consciences et sur la vie des individus et des collectivités.
La lecture du livre de Barnavi le montre bien : parce qu'aux yeux des religions seuls leurs dogmes sont sacrés, les religions méprisent l'être humain, et elles lui dénient son droit à la liberté de conscience. D'où le fait, trop souvent avéré et, malheureusement, encore actuel, que les religions, lorsque leurs préceptes sont appliqués de manière fondamentaliste, se révèlent toujours meurtrières. Elles ont alors une forte propension à tuer les gens dans leurs corps, ou, à tout le moins, dans leurs esprits.
Devant quoi ceux et celles qui sont attachés à la dignité et à la liberté de la personne humaine doivent lutter pour que soit préservée la laïcité. Devant les tentatives d'imposer chez nous l'observation de dogmes religieux jusqu'à prétendre faire plier nos institutions sociales et collectives -- comme le démontrent chez nous les demandes d'accomodements religieux -- la lutte est en effet redevenue nécessaire.
Comme l'écrit Barnavi, cette lutte "passe par la réaffirmation de quelques règles simples, dont l'application ne doit souffrir aucune discussion, aucune compromission, aucune dérogation. Ici, on ne bat pas sa femme, on n'excise pas sa fille, on ne tue pas sa soeur sous prétexte qu'elle a souillé l'honneur de la famille en refusant le mari qu'on voulait lui imposer. Ici, la conscience est autonome et la religion relève du libre choix de l'individu. Ici, on ne tolère aucune manifestation de sectarisme religieux, les prêches haineux sont proscrits, l'incitation à la violence est interdite par la loi. (...) Cette laïcité, sans laquelle il n'est pas de démocratie, il nous faut la défendre becs et ongles, sans nuances ni faiblesse. "
Bien entendu, affirmer de tels principes ne donne pas beaucoup dans le «politically correct». Mais j'ai l'impression que, sous prétexte de «respect des croyances», on est en train de perdre de vue ce sur quoi reposent les fondements de nos libertés, de même que nos valeurs démocratiques. Il y en a aussi certains qui parlent d'un certain "Dialogue des civilisations". Mais, là aussi, Élie Barnavi le montre bien : un tel "dialogue" est impossible : "Entre les sociétés qui respectent la laïcité, donc la liberté, et celles qui ne comprennent même pas ce que cela veut dire, on a inventé le «dialogue des civilisations». C'est un miroir aux alouettes. Car de quoi peut-on bien parler dans ces séances de «dialogue», où l'on fait assaut d'hypocrites amabilités ? Des textes ? Mais les textes, on l'a vu, ne disent que ce qu'on veut bien leur faire dire. C'est donc de cela qu'il faudrait parler ; mais c'est précisément ce dont on ne peut pas parler. (...) La ligne de fracture passe au coeur des systèmes de croyances. (...) Il y a la civilisation et la barbarie, et entre les deux il n'y a point de dialogue possible."
En effet, pour ma part, je me demande bien comment on peut «dialoguer» en toute honnêteté intellectuelle et morale avec, par exemple en ce qui concerne l'islam, les tenants d'une religion qui considère, tel que promulgué par son «livre sacré», que quiconque n'est pas musulman n'est qu'un vulgaire «mécréant». Faute d'admettre ce fait qui est l'un des principes mêmes de la religion islamique, et que les musulmans qui prétendent être désireux de «dialogue» doivent rejeter ouvertement et sans aucune ambiguïté, le «dialogue» en question n'est en effet que pure hypocrisie, et ne peut en bout de ligne aboutir à rien de contret.
Il y a aussi un autre fait important que souligne Barnavi. Et là, je suis bien conscient que je vais commettre une véritable hérésie en regard des convictions fédéralistes qu'on me connaît (je ne suis toutefois pas attaché à aucun dogme, même et surtout pas dans mon propre camp) : le multiculturalisme est un leurre, et un échec patent. Car, comme l'affirme Barnavi à juste titre, " on ne bâtit pas une société digne de ce nom (...) ce qui implique une culture commune, une mesure de mémoire partagée, en enfermant les gens dans leur propre culture et leur propre mémoire. (...) Le multiculturalisme refuse de voir que le corps social ne saurait supporter sans réagir n'importe quelle greffe, à n'importe quelles conditions. Qu'il soit pervers ou sincère, le multiculturalisme conduit au guetto".
Si on se montre le moindrement lucide, n'est-ce pas là ce qui est arrivé au Canada, avec ces replis identitaires et leur interminable lot de revendications, qu'elles soient ethniques ou religieuses, qu'on a nourries à même nos institutions publiques ? Résultat : on en est arrivé à avoir chez nous des communautés qui , sous prétexte de croyances religieuses dogmatiques, ne trouvent aucun intérêt à participer à la mise en oeuvre des valeurs démocratiques et libérales qui sont pourtant le socle de notre société. Pire encore, il y a de ces communautés qui, au nom de leurs croyances, méprisent profondément ces mêmes valeurs et qui vont jusqu'à s'en considérer les ennemis. Mais pourquoi donc ces gens ont-ils choisi de vivre ici ? Qu'ils déménagent donc à Téhéran ou à Ryad, ils ne s'en porteront que mieux puisque là-bas leur dogmatisme est appliqué à la lettre, et cela jusqu'à atteindre un effroyable degré de cruauté et de barbarie. Et nous aussi, ceux et celles qui, quelques soient leurs origines, croient que la liberté est sacrée et que la société n'a pas à se plier à aucun dogme religieux, nous ne nous en porterons que mieux.
Il nous faut donc travailler dès maintenant pour rectifier le tir. Et ça presse de plus en plus. Par exemple, en explorant l'une des propositions avancées par Barnavi dans son livre, lorsqu'il soutient que s'il est vrai qu'en France "la République (ici c'est de la démocratie dont il s'agit) est bonne fille, elle doit réapprendre à sortir ses griffes. Elle ne doit pas seulement interdire qu'on enfreigne ses lois, elle doit exiger qu'on embrasse son éthique. (...) L'octroi de la citoyenneté doit s'accompagner d'un serment d'allégeance aux principes fondamentaux de la démocratie." Sinon : «Dehors!» D'ailleurs, la France est dotée d'une procédure de destitution de la citoyenneté pour les cas où, sur une période s'écoulant sur dix ans après l'obtention du statut de citoyen, un individu commet des actes allant à l'encontre du respect d'un tel contrat. Une telle mesure ne me paraît pas du tout à exclure chez nous, si toutefois elle est appliquée dans un cadre clair et transparent, qui aussi ne laisserait place à aucun arbitraire.
Pour en arriver là, cependant, il est clair que nous aurons besoin de leaders politiques plus courageux et plus attachés à défendre nos libertés fondamentales que ce qu'on nous sert de nos jours. (Pour ma part, je suis libéral, mais je suis révolté de voir combien les partis qui se réclament de ce nom, et cela tant au niveau provincial que fédéral, à cause de leur clientélisme politique, se montrent éloignés de toute défense de cette valeur authentiquement libérale qu'est la laïcité. Ces partis libéraux, qui proviennent pourtant en droite ligne des Rouges anticléricaux du 19e siècle, ne sont plus qu'un très pâle reflet de ce qu'ils furent dans le passé, et c'est une véritable honte).
Mais ces leaders réellement démocrates dont nous avons besoin, ils ne surgiront pas du néant comme par enchantement. Il faut au préalable que, dans la société elle-même, de plus en plus de citoyens s'organisent et agissent pour défendre la laïcité et les valeurs démocratiques sans lesquelles notre société ne serait pas ce qu'elle est. Les politiciens étant surtout des «suiveux», il faut donc que ça vienne d'abord de nous tous. Sinon, qu'on n'y songe même pas...