Pour que notre société reste un espace de liberté...
et de dignité aussi
Ceux et celles qui veulent comprendre ce qui est en cause concernant les demandes d'accommodements religieux (lesquels sont bien mal nommés «accommodements raisonnables»), ou encore les autres qui se préoccupent du haut degré de confusion qui s'est emparé de ce débat, se réjouiront fort de la sortie récente du livre de Yolande Geadah, Accommodements raisonnables : Droit à la différence et non différence des droits (éditions VLB).
Dans cet ouvrage remarquable pour sa concision (il ne fait pas cent pages) et dont l'écriture est claire et accessible, Mme Geadah réussit avec brio à cerner adéquatement l'enjeu, tout en mettant de l'avant une approche qui se révèle équilibrée et - dans son cas à elle on peut le dire - raisonnable. Ce faisant, elle permet aussi de nous sortir de la confusion ambiante en clarifiant les termes du débat. C'est que Mme Geadah affirme clairement son opposition à toute montée potentielle de xénophobie et de racisme à l'égard des personnes musulmanes, tout en insistant sur la nécessité de démasquer les intégrismes religieux, l'enjeu principal étant de protéger, voire de consolider les valeurs démocratiques, sociales et culturelles qui font du Québec ce qu'il est censé être: une société libre, ouverte et tolérante, et qui doit se donner les moyens de le rester, sinon de le devenir encore plus.
D'entrée de jeu, l'auteure procède donc à la très nécessaire clarification des termes du débat : "Sur le plan juridique, le concept (d'accommodement) implique qu'il y a obligation de la part de l'employeur ou d'une institution, quand des normes ou des pratiques ont sur un individu un impact discriminatoire fondé sur la race, l'origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l'âge ou les déficiences mentales ou physiques." À quoi elle ajoute pertinemment que si on ajoute le terme «raisonnable» au concept d'accommodement, "il peut difficilement s'appliquer à des croyances religieuses qui font appel au dogme de la foi et non à la raison". C'est d'ailleurs pourquoi il me paraît que le terme employé par le Mouvement Laïque Québécois, «Accommodements religieux», est pas mal plus adéquat pour rendre compte exactement de ce qui est présentement en jeu. Précisons en passant que si les médias et les politiciens faisaient preuve d'un peu plus de rigueur, c'est ce terme qu'ils devraient employer eux aussi, car présentement chez nous, nous assistons bel et bien à des tentatives d'imposer à notre société des normes propres à certaines croyances religieuses dogmatiques, et dont les valeurs s'opposent de plein fouet aux libertés fondamentales pour lesquelles des générations de libres penseurs ont dû lutter.
Mme Geadah nous incite aussi à prendre conscience du fait que, derrière les demandes d'accommodements religieux, c'est l'intégrisme religieux qui tente de s'imposer à la société. Son propos est à cet égard on ne peut plus clair : "l'intégrisme cherche à manipuler la religion à des fins politiques, s'attaquant au pouvoir séculier et réclamant toujours plus d'espace social, juridique et politique." Ce fait devrait nous inciter à une plus grande lucidité, en particulier en ce qui concerne non seulement les droits et l'égalité des femmes, mais aussi les fondements mêmes de notre société démocratique et pluraliste: "La montée des intégrismes religieux menace non seulement les femmes, mais l'ensemble de la société. En cherchant à imposer ses valeurs dans l'espace public, l'intégrisme menace la liberté d'expression, au nom du respect des religions. En témoignent les menaces, les procès et les attaques, parfois meurtrières, tant en Occident que dans le monde musulman, menés par les mouvements intégristes contre des politiciens, des juges et des intellectuels (cinéastes, écrivains et autres) qui osent critiquer ouvertement les interprétations religieuses intégristes."
Devant quoi l'auteure critique, avec raison, l'approche strictement juridique qui, jusqu'ici, règne chez nous par rapport aux demandes intégristes d'accommodements religieux. En fait, en pliant devant les demandes intégristes qui se font de plus en plus fréquentes, nos tribunaux sont en train de présider actuellement à la fragilisation de nos libertés fondamentales et de notre démocratie elle-même. Il est plus que temps que la société se fasse entendre là-dessus, afin que les tribunaux en arrivent à faire preuve de plus de raison que ce qu'ils ont démontré jusqu'ici dans leurs jugements. Comme le souligne Mme Geadah, "l'approche juridique occidentale qui conçoit la liberté religieuse sous l'angle du choix individuel ne permet pas de tenir compte de cette réalité sociologique plus vaste, où des individus et des groupes organisés se réclament de la démocratie pour tenter de s'arroger un pouvoir abusif, niant ainsi les libertés fondamentales."
De lucidité, Yolande Geadah en fait preuve aussi lorsqu'elle appelle à éviter le double piège du racisme et du relativisme culturel. Ne serait-ce que pour cela, son livre devrait être mis dans les mains de toute personne qui s'oppose autant au racisme qu'à l'obscurantisme religieux. Car comme le dit si bien l'auteure, il est plus que temps que l'on se rende compte de la nécessité de "cesser de voir du racisme dans toute critique des accommodements, comme de cesser de croire que la seule façon de lutter contre les préjugés est d'appuyer toutes les revendications religieuses, y compris celles qui sont issues des interprétations les plus rigides de la religion. Les pratiques restrictives et discriminatoires à l'égard des femmes, perpétrées au nom des valeurs religieuses ou culturelles, contribuent à nourrir les préjugés à l'endroit des minorités. Par conséquent, on ne peut lutter efficacement contre le racisme sans remettre en question ces pratiques. (...) Il faut dégager l'espace de liberté nécessaire pour lutter à deux niveaux, contre les préjugés et le racisme, d'une part, et contre les interprétations misogynes ou trop rigides des religions, d'autre part."
En plus d'un très éclairant chapitre sur les défis posés par la mise en oeuvre de la laïcité dans des pays aussi différents que la France, les États-Unis et la Turquie, en plus d'un autre consacré à une critique très pertinente et juste de l'approche strictement juridique qui prévaut chez nous, Yolande Geadah rappelle certains faits essentiels quant à certains symboles religieux, dont selon elle (et en cela je l'approuve entièrement) nous ne devons surtout pas perdre de vue le sens.
Cette nécessité m'a amené à une réflexion personnelle sur certains de ces symboles. Le hijab par exemple, qui suscite chez nous bien des vagues suite aux pressions de groupes intégristes, est un symbole de soumission des femmes aux hommes. Ce qu'il signifie essentiellement, c'est que le corps de la femme serait source d'«impureté», donc à cacher jusqu'à sa chevelure. D'une telle logique, faudrait-il alors déduire que le corps des hommes, n'ayant pas à être voilé, n'inspirerait quant à lui que la «pureté» la plus immaculée ? Voilà à quel genre de réflexion peut mener une absurdité misogyne et dominatrice quand on l'érige en dogme auquel, dans ce cas-ci, seules les femmes doivent se soumettre. En plus de son immoralité inhérente, cette abjecte misogynie ne devrait que révolter la conscience humaine, car elle porte outrage non seulement à la dignité de la femme, mais aussi à celle de l'homme lui-même, que des intégristes obsédés réduisent à l'état d'un ignoble prédateur incapable de maîtriser les pulsions charnelles qui, selon eux, s'empareraient de lui dès que son regard se pose sur une chevelure féminine. N'en déplaise aux intégristes de tout poil, l'homme est capable de beaucoup plus de décence et de dignité que ce que laisse entendre leur idéologie qui rabaisse l'être humain à l'état animal.
En ce sens, il est bon de nous rappeler que l'idéologie qui accompagne le hijab est à combattre, et qu'on ne devrait surtout pas se gêner pour la dénoncer. Même chose pour le fameux kirpan, dont la Cour Suprême a bêtement autorisé le port à l'école : ce couteau symbolise le devoir de se faire justice à soi-même si la religion est «attaquée». Est-ce bien là le genre de valeurs que nous voulons voir prospérer dans notre société ? La question se pose, en tout cas, et il faut souhaiter que les tribunaux parviennent enfin à quelque bon sens à ce sujet.
D'ailleurs, l'auteure appelle, avec raison encore une fois, à "affirmer le principe selon lequel le discours religieux et l'éducation religieuse doivent respecter les droits inscrits dans les chartes. Ainsi, ils ne doivent pas nier l'égalité des sexes, ni porter atteinte à la dignité des femmes, ni encore inciter à la coercition dans l'imposition des valeurs morales. Cette règle doit s'appliquer à tous également, indépendamment de l'appartenance ethnique. Dans un système de droit, le discours et les pratiques religieuses ne peuvent pas avoir préséance sur les lois et les chartes. Toutes les religions seraient ainsi libres et respectées, mais devraient en contrepartie délaisser toute idéologie axée sur la domination mâle et sur la hiérarchie des groupes ethniques et religieux."
Ces propos de Yolande Geadah indiquent combien elle a su se faire la voix du bon sens et de la raison. C'est pourquoi on peut souhaiter que, suite à la désolante confusion qui s'est emparée de tout le débat sur les demandes d'accommodements religieux, son livre soit largement lu, réfléchi et débattu. En fait, par sa clarté et sa concision même, ce livre représente un outil essentiel à chaque citoyen et chaque citoyenne qui veut s'engager pour que notre société préserve l'espace de liberté et de dignité qu'elle s'est donné non sans avoir dû mener des luttes très difficiles au cours de son histoire, et cela souvent au prix de sacrifices importants pour ceux et celles qui ont eu le courage de les mener.
On ne doit jamais rien prendre pour acquis, surtout en matière de libertés, même fondamentales. Il appartient donc à chacune et chacun d'entre nous d'agir en conséquence. D'ailleurs, il y a plus de deux siècles, Johann G. Fichte nous avait légué ce message qui, de nos jours, est encore bien loin d'avoir perdu de son actualité :
«Si vos ancêtres avaient été aussi lâches que vous, vous seriez demeurés dans la servitude la plus honteuse qui puisse peser sur l'esprit et le corps: vous seriez toujours les esclaves d'un despote spirituel. Ils ont arraché par de durs combats ce qu'un peu de fermeté de votre part suffirait à conserver.» (J.G. Fichte, De la liberté de penser)