samedi, mai 20, 2006

Une dette colossalle

par Daniel Laprès

Article publié dans La Presse du samedi 20 mai 2006.

PRÉCISION: Contrairement à la présentation que La Presse a faite de moi dans cette édition, je ne suis pas membre de la commission de renouveau du Parti libéral du Canada. J'avais été approché par ses responsables, mais j'ai refusé, car une telle fonction suppose la neutralité dans la course au leadership du PLC, alors que j'appuie un candidat, Bob Rae. Il est vrai que le PLC avait mis mon nom sur la liste qu'il a publiée des membres de cette commission, mais je leur avais ensuite demandé de le retirer. En fait, je n'ai pris ma carte de membre du PLC que tout récemment, afin de pouvoir voter pour Bob Rae. Donc, il s'agit d'une information erronée.

Sur un autre ordre d'idées, dans le billet précédent celui-ci dans ce même blogue, j'ai mis une bibliographie sur les personnages dont je parle dans cet article.


Suite à la controverse ayant fait rage concernant l’enseignement public de histoire, il pourrait être utile de se rappeler certaines figures ayant eu un impact significatif sur le devenir du Québec, mais qui ont été carrément maintenues dans l’oubli, ou dont on ne retrouve mentionnées seulement que les portions de leur œuvre qui n’ébranlent pas les canons de l’orthodoxie nationaliste qui règne toujours sans partage sur notre société.

Au 18e siècle, Fleury Mesplet, «l’Imprimeur des Libertés», ami de Benjamin Franklin et disciple de Voltaire, répandit les Lumières chez nous et livra de durs combats contre le fanatisme et l’intolérance, et pour une presse libre et pour l’instruction publique, fondements à ses yeux du respect des droits humains. Rien n’a pu détourner Fleury Mesplet de ces combats, pas même un long et pénible emprisonnement.

Au 19e siècle, Louis-Antoine Dessaulles, était un dirigeant de l’Institut canadien, consacré à répandre la culture et le savoir, et l’auteur d’un remarquable Discours sur la tolérance ripostant aux attaques haineuses et délirantes de l’évêque Ignace Bourget, qui cherchait à faire du catholicisme à Montréal à peu près l’équivalent de ce qu’est aujourd’hui l’Islam à Téhéran. Dessaulles est mort en exil en France. Arthur Buies, avec son journal La Lanterne, et Louis Fréchette, poète renommé et un temps député libéral à Ottawa, pourfendaient joyeusement la superstition et l’ignorance répandues par le clergé d’alors. Honoré Beaugrand, quant à lui, fut bien plus que l’auteur de La Chasse-Galerie : fondateur du journal La Patrie, il défendait les idées libérales les plus avancées : anticléricalisme, républicanisme, instruction gratuite, neutre et obligatoire. Maire de Montréal de 1885 à 1887, Beaugrand pratiqua une politique progressiste, notamment en imposant la vaccination obligatoire lors de l’épidémie de petite vérole de 1885, ce qui lui valut des émeutes provoquées par un clergé pour qui la vaccination était une œuvre diabolique.

Au début du 20e siècle, Godfroy Langlois, journaliste et député libéral à Québec, se battait pour l’instruction gratuite et obligatoire et pour le progrès social et culturel. Lui aussi est mort en exil en France. Dans les années 30 et 40, Jean-Charles Harvey, véritable précurseur de la Révolution tranquille, poursuivit le combat de Langlois, en plus, avec son journal Le Jour, de s’opposer aux tendances nettement fascisantes et réactionnaires qui régnaient chez nos élites d’alors. En plus de promouvoir la conquête par les Québécois de la sphère économique, Harvey ramait à contre-courant, en faisant notamment du Jour le seul journal francophone au monde qui, durant la dernière guerre mondiale, défendait résolument le camp de la Résistance française contre les nazis.

Ayant cheminé comme tout le monde à travers les cours d’histoire au secondaire, et m’étant même inscrit au Cégep à tous les cours disponibles en cette matière, jamais je n’y ai entendu ces noms, même si notre dette à leur égard est colossale en matière de libertés, de démocratie et d’ouverture sur le monde et sur la modernité. Leurs combats et leurs réalisations ont tout simplement éjectés de notre mémoire. De nos jours, par exemple, on ne verra pas de sitôt un Pierre Falardeau faire des films sur eux, les esprits humanistes, libéraux et anti-réactionnaires n’étant guère dans ses goûts.

En réalité, notre histoire est parsemée d’esprits libéraux qui savaient assumer notre identité et notre culture, mais sans embrasser des idéologies qui nourrissent le repli sur soi et la crainte de se mesurer aux autres cultures qui, avec nous, ont façonné le Canada. Le progrès qui a marqué notre société et dont nous jouissons aujourd’hui, c’est aux combats et au courage de ces gens-là que nous le devons, et certainement pas à des réactionnaires à la Lionel Groulx, cet auteur d’œuvres aux titres aussi édifiants que L’Appel de la Race ou Notre Maître le Passé, et père fondateur d’une vision historique débilitante et revancharde, qui s’est imposée en faisant du nationalisme identitaire une véritable pensée unique.

Il est vrai qu’en renouant avec l’esprit émancipateur de ces hérétiques que j’ai évoqués, cela dérangerait pas mal les pontifes de notre orthodoxie nationaliste. Mais on y gagnerait sûrement en esprits réellement libres et assez audacieux pour contester la pensée unique, et pour enfin faire émerger ce respect du pluralisme des idées qui nous fait encore défaut au Québec.