dimanche, avril 15, 2007

Le sommeil de la raison engendre des monstres
Francisco GOYA


TROP ACCOMMODANT?

Les institutions publiques n'ont pas à se plier à quelque croyance religieuse que ce soit

par Daniel Laprès

Article paru dans le cadre de la rubrique D'un Canada à l'autre,
La Presse, Montréal, Dimanche 15 avril 2007, p. A12

C’est Voltaire qui disait : « Définissez les termes, vous dis-je, ou jamais nous ne nous entendrons ! » Le moins qu’on puisse dire au sujet du débat qui sévit sur les accommodements prétendus « raisonnables », c’est que la confusion règne toujours. Inspirons-nous donc de la maxime de l’auteur du Traité sur la tolérance pour qu’enfin les choses soient mises au clair dans ce débat.

En fait, peu d’intervenants ont osé admettre que le fond du problème, c’est celui des fondements mêmes des religions et de leur place dans une société démocratique, libérale et laïque. Seul le Mouvement Laïque Québécois a eu la lucidité de souligner le fait que le vrai débat concerne des accommodements religieux qui, par définition, n’ont strictement rien de raisonnable. La religion n'a en effet rien à voir avec la raison, et cela même les croyants honnêtes l’admettront.

Ainsi, parler d’accommodements raisonnables, ce n’est pas forcer les institutions publiques à se plier à des demandes irrationnelles dont les fondements proviennent essentiellement des fables propres à chaque secte religieuse. En réalité, les accommodements raisonnables existent déjà depuis longtemps chez nous. Un accommodement raisonnable, c’est lorsqu’une institution corrige les effets discriminatoires non intentionnels de certains règlements ou normes, et cela en fonction de principes rationnels et tangibles comme l’équité, l’intégrité physique et la sécurité, dans le cadre de mesures visant entre autres les handicapés, femmes enceintes, personnes âgées, etc.

Par contre, parler d'accommodements religieux nous oblige à nous poser certaines questions fondamentales sur le genre de société qu’on veut construire. Par exemple: après nous être débarrassés de la domination de l'Église catholique sur notre société et nos institutions collectives, voulons-nous que la contrainte religieuse ressurgisse, cette fois en entrant par les fenêtres du sous-sol? Ce qu’on a acquis au Québec, assez péniblement d’ailleurs, c’est la reconnaissance du fait que la religion est une affaire strictement privée, et qu'elle doit rester en dehors de la sphère publique que sont nos institutions sociales et collectives.

Les gens peuvent bien croire à ce qu'ils veulent, même à des fadaises superstitieuses si cela leur chante : cela ne concerne qu’eux, et ce droit doit toujours être respecté. Mais les institutions publiques n’ont pas à se plier à quelque croyance religieuse que ce soit, surtout quand cela provient d’intégristes religieux qui méprisent la démocratie et les libertés. C'est à ce prix, et à ce prix seul, qu'on peut garantir dans notre société le pluralisme, la tolérance et, surtout, ces libertés que nous avons acquises si chèrement.

Parlant de libertés justement, on a vu récemment que, dans certaines démocraties d’Europe, certains mouvements intégristes réussissent à museler carrément la liberté d'expression. L'affaire des caricatures au Danemark, l'assassinat du cinéaste Theo Van Gogh en Hollande, et aussi la pièce Mahomet, ou le tombeau du fanatisme, de Voltaire, dont on a forcé l’annulation à Genève, ou encore les représentations de l'opéra Idoménée, de Mozart, qu'on a presque réussi à faire annuler en Allemagne : ces faits démontrent éloquemment où nos démocraties en sont rendues en matière de libertés fondamentales.

Une société où l’on ne peut plus jouer librement une pièce de Voltaire ou un opéra de Mozart à cause de la pression insidieuse d’intégristes religieux ou des menaces de représailles de fanatiques, c’est une société dont les libertés sont gravement menacées. Et ces libertés, il appartient à chacun de nous de les défendre, sans jamais plier devant l’intégrisme ou le fanatisme, et même en les défiant s’il le faut. Car ce qui est sacré chez nous, ce n’est pas quelque dogme ou fable religieuse que ce soit, ni la parole ou l'icône d’un quelconque «prophète» ou leader religieux.

Ce qui est sacré chez nous donc, c'est la liberté d'expression, la liberté absolue de conscience, l'égalité entre l'homme et la femme, et aussi des institutions publiques libres de toute contrainte religieuse. Ceci implique qu’on a aussi le droit de respecter ou non certaines croyances, et de dire ce qu'on pense d'elles, même de les dénigrer si on le veut, sans se voir pour cette raison menacé en aucune manière par qui ou quoi que ce soit, dans la mesure cependant où les personnes et leurs droits fondamentaux, ceux qui sont partagés par tous dans notre société, sont toujours respectés.

Ceux qui s’en effarouchent n’ont qu’à aller vivre dans des pays où leurs dogmes religieux sont ─ souvent cruellement ─ appliqués à la lettre, et où ils pourront sans doute être pleinement heureux. Sinon, ceux qui ont des croyances dogmatiques peuvent toujours critiquer à leur guise ceux qui ne partagent pas leurs vues. Ils peuvent même créer des pièces de théâtre pour les dénigrer, et jamais ils ne seront menacés dans leur droit de le faire. Parce qu’ici, justement, ce qui est sacré, c’est la personne humaine, sa dignité et ses libertés. Et pas question d’y renoncer.