vendredi, avril 20, 2007

Quand Louis Francoeur
osait se moquer
du bon et preux
abbé Groulx

Louis Francoeur (1895-1941) (photo ci -contre, et dont on peut voir le monument qui lui est dédié à l'angle des rues Cherrier et St-Denis, à Montréal) était de son temps considéré comme l'un des plus grands journalistes de chez nous, en fait le plus brillant de sa génération.

Il y a deux semaines environ, un ami qui m'est très cher, mais que, pour sa propre sûreté (ou la mienne ?), je ne nommerai pas car il est assez connu (ce n'est pas un politicien, loin s'en faut!) tout en étant viscéralement haï par les nationaleux du troupeau de brebis qui vénèrent en bêlant l'Imam Pierre Falardeau, cet ami très cher donc, me mentionnait justement un texte que Louis Francoeur aurait fait paraître pour se moquer de nul autre que l'abbé Lionel Groulx, ce Père Fondateur, quoique ouvertement et fièrement fascisant, de ce bon vieux nationalisme québécois qui, encore de nos jours, fait se pâmer d'aise à peu près tout ce qui existe de bien-pensants sur notre Sol Sacré.

Ce texte de Francoeur, me disait alors mon ami très cher, avait pour titre L'Appel de la Crasse, et avait pour but de pasticher, pour s'en moquer allègrement, le célèbre "roman" L'Appel de la Race du bon et preux abbé Groulx.

Inutile de dire que je me suis sans tarder mis comme un forcené à la recherche de ce précieux écrit. J'ai fait le tour d'à peu près tout ce qui existe comme librairies d'occasions, et, le bonheur m'ayant enfin gratifié de son plus beau sourire, j'ai trouvé aujourd'hui même ce petit joyau littéraire à la librairie Débédé, rue St-Denis, niché dans l'un des coins les plus poussiéreux - là ou on ne s'aventure jamais - de l'arrière de cette librairie.

En fait, ce texte fait partie d'un recueil comprenant d'autres textes signés par Francoeur et son ami Philippe Panneton, et qui avait pour titre Littératures à la manière de... , paru à Montréal en 1941 (année de la mort de Francoeur), et dans lequel les deux compères s'étaient amusés à pasticher les écrivains d'ici les plus connus à l'époque. Quant à ce bel écrit qu'est L'Appel de la Crasse, il est le fruit de la plume de Francoeur lui-même.

Je me suis tellement délecté et amusé à cette lecture que j'ai aussitôt décidé d'en transcrire le texte afin de le rendre disponible sur Internet. Donc, ce soir est un moment solennel et historique, mes chers amis, car ce blogue commet une première mondiale en diffusant L'Appel de la Crasse sur le web, favorisant ainsi sa postérité universelle ! Je ne doute pas une seconde que nos amis nationaleux enragés, dont certains me font de temps en temps part de leur affection d'une manière touchante quoique assez singulière, en seront émus aux larmes !

Vous y reconnaîtrez le style littéraire du bon abbé Groulx, style compâssé et empreint de ses typiques bondieuseries patriotardes qui relèvent de la niaiserie la plus émouvante et qui également, durant de longues décennies, ont si bien su contribuer à arriérer et à scléroser la culture et la pensée québécoises. Ce style, que j'avais cru jusque-là inimitable, Louis Francoeur aura accompli l'exploit de le respecter religieusement avec son pastiche.

Aussi, une idée s'est d'elle-même imposée à mon esprit dès le moment où j'ai complété ma lecture : l'Imam Pierre Falardeau, qui de nos jours, en bon vieux réactionnaire qu'il est, se revendique haut et fort de l'héritage de l'idéologue de la Grande Noirceur qu'était le bon abbé Groulx et qui va même jusqu'à le défendre farouchement en insultant, toujours grotesquement bien sûr, quiconque ose s'en prendre à la douce mémoire du fervent admirateur des Pétain, Mussolini et Salazar et véritable Père Fondateur de son nationalisme arriéré, l'Imam Falardeau donc, pourrait, il me semble, puiser quelque inspiration dans L'Appel de la Crasse, car ce texte est certainement à la hauteur des merveilles cinématographiques dont son sublime génie daigne de temps en temps gratifier la société québécoise.

En effet, l'Imam Falardeau y retrouverait tout le bel éventail des idées arriérées qu'il s'époumonne inlassablement à glorifier : culte des Ancêtres, traditionalisme le plus étroit et bête qui soit, complaisance pour le massacre de la langue française et, surtout, attachement indéfectible à ce bon vieux régime de la Nouvelle-France intolérante, obscurantiste et réactionnaire qu'affectionne tellement notre Imam national. En effet, c'est précisément ce régime pour lequel, en bon disciple de Groulx qu'il est, l'Imam Falardeau (qui hait, comme on le sait, cette ignoble idéologie cosmopolite qui souille la pureté de notre Grande Nation jusque dans ses goûts culinaires) éprouve une si touchante nostalgie et que, de toutes ses forces, il espère voir se ré-implanter sur notre Terre Sacrée et choisie par l'Éternel en personne (du moins selon Groulx, et si Groulx le disait, nul doute que l'Imam Falardeau le croit dur comme fer).

Donc, mes chers amis, L'Appel de la Crasse me paraît une scène tout à fait digne de l'immense talent que notre Imam national ne manque jamais de déployer dans chacune des prodigieuses oeuvres cinématographiques qu'il ne cesse de créer pour enrichir le patrimoine culturel de l'humanité. C'est pourquoi, en plus d'accomplir de cette façon un acte grandiose et digne de ce nationalisme arriéré dont la seule pensée lui procure des cascades d'orgasmes, l'Imam Falardeau ne devrait pas hésiter un seul instant à consacrer sa propre gloire en immortalisant L'Appel de la Crasse grâce à ses ineffables dons pour le septième art. Je ne doute nullement que vous serez nombreux non seulement à abonder dans mon sens, mais aussi à réclamer avec une exaltation passionnée l'avènement de ce qui se révélerait immanquablement comme l'éclatante apothéose du génie falardien.

Ceci dit, n'ayant point une nature cruelle, je cesse dès cet instant de vous faire languir avec mes outrecuidances. Donc, mes chers amis, il est maintenant temps de vous recueillir, afin que vous aussi puissiez enfin, à votre tour, entendre L'Appel de la Crasse :


L'Appel de la Crasse

Abbé Lionel Groulx (pastiché par Louis Francoeur)

Ce soir-là, à la fin du souper, Pepére essuya religieusement avec une lichette de galette au beurre un restant de mélasse qui noircissait le fond de son assiette renversée pour le dessert. À ce geste, les vingt-quatre enfants et soixante-et-onze petits enfants qui formaient autour de la table en bois rond une couronne parfumée joyeuse, sentirent qu'il allait se passer quelque chose. Car c'était le geste préféré de l'Ancêtre aux moments graves de la vie familiale. Memére s'essuya la bouche avec sa jupe en bouragan, solide et plus belle en sa simplicité de toujours que toutes les mousselines et les falbalas des dames de la ville. Car depuis onze générations on se la repassait, inusable et traditionnelle.

Pepére, lui, sortit de sa culotte en corderoi une torquette de tabac rendue respectable par la caresse des mains campagnardes et dorée au bout par la morsure répétée de toutes les bouches du rang. Il se tailla une généreuse chique.

Un recueillement descendit sur la cuisine et sur le tambour, pareil à celui qui règne quand monsieur le curé monte en chaire pour le prône du dimanche. A la faveur de ce silence, on entendit tous les bruits nocturnes de la ferme : voix de l'écurie, voix de l'étable, voix de la soue, voix de la shed. On reconnaissait les taurailles à la mélancolie de leurs meuglements ; les moutons, à leur timbre mal assuré ; et les gorets au sérieux de leurs exclamations assourdies. La vieille Grise, la jument de garçon du Vieux, se taisait, elle, à son habitude. En effet, elle était partie, quinze ans auparavant avec l'acheteux de guenilles et n'était plus revenue, désertant ainsi le terroir natal pour le luxe trompeur de la ville.

« C'est à soèr qu'on s'nettèye », fit l'Ancêtre. Vous autres, beaux messieurs de la ville qui me lisez, vous ne savez pas ce que c'est que le grand nettèyage. C'est pas qu'un petit barda, je vous prie de le croire. Dans le rang Vide-Poche, derrière le grand trécarré, ce rite accompli deux fois l'an, à la Noël et après les foins, a gardé sa véritable importance. Fidèles aux traditions ancestrales, nos Habitants ne voudraient pas se servir de cette espèce de liquide bizarre qui coule de vos champlures. Il leur faut la bonne eau du bon Dieu dont, en sachant la valeur, ils usent avec économie.

L'Aïeul continua au milieu du silence ému : « Toé, Paméla, va qu'ri un siau d'eau. Comme le bon Ieu a été flush c't'année et qu'i nous a enwoyé les trois bessons de Belzémire, j'pense pas qu'i y aye de l'eau d'resse de l'année passée, à c't'heure. Et pis, si on l'use pas toute, tu la gârderas pour la couquerie ! ».

Paméla se leva avec la conscience d'accomplir une fonction traditionnelle et sacrée que tous les vieux, ceux qui avaient défriché, sumé, rapaillé, enfirouâpé la terre avec le pére et le pepére, avaient fidèlement accomplie dans le passé, aux mêmes époques et avec la même eau. La brimballe tintinnabula sur le paleron de la gaule et, par adon, la bistaque du branleux se mit à bretter en fortignant le long de la grémille du varjet qui était un peu éclanche.

Sans qu'il fut besoin d'un ordre du pére, le p'tit dargnier, le gnochon, comme on l'appelait, sortit de son ber et commença de lui-même à se dévêtir. Il ôta d'abord sa tuque de laine caille, son capot d'étoffe du pays et sa robe de baptême, car, né d'une race fière, béni dès son berceau, chez lui comme chez l'érable, la valeur n'attendait pas le nombre des années. Pendant ce temps-là, Memére avait rajué d'aveindre du fond d'un cabaneau le baquet à lessive. Quand l'eau pure, lente, remplit le vaisseau où avaient été lavés les garibaldis, les nuages et les câlines de tant de générations nourries de beans, de soupane, et d'oreilles-de-criss, l'Aïeul s'assit.

L'un après l'autre, comme au bon vieux temps, tous entrèrent dans le baquet, depuis le plus petit, Vannutelli, en passant par Arménia, Congressa, Ti-Pit', Wolfred, Vincent-Ferrier, Marc-Aurèle et Polion (deux bessons, ceusses-là itou), Jean-Mozart, Tharcisius, Trefflé, Dollard, Créoline, Jean-Baptiste de la Salle. Vénérie à Ti-Phonse, qui ne se sentait pas en trime, obtint du chef de famille la permission de s'abstenir. C'est elle qui tenait le rouleau pour essuyer les petits. Successivement, tous entrèrent dans le baquet patriarcal dont les ais semblèrent tressaillir d'aise en les recevant dans ses flancs hospitaliers.

Quand Memére à son tour sortit de l'eau, Pepére se dévêtit. Il ôta sa ceinture fléchée, son coat, son rasetrou, sa bougrine et ses suyers d'boeu. Ses gestes avaient la noblesse du geste auguste du semeur. Chacun se recueillit et fit cercle autour de sa tête blanchie par les ans et de ses pieds devenus semblables au terroir généreux qu'ils avaient si longtemps fécondé.

Lorsqu'il laissa tomber sa bretelle avec la précision du laboureur qui guide le soc d'une main ferme, on sentit la bretelle de toute une race qui tombait quand et la sienne.

« Baisse le blagne, sacré bateau ! », fit-il d'une voix brève et grave. Puis, lentement, il pénétra dans le baquet qui gémit de plaisir sous son poids. La camisole enlevée laissa voir deux bras narveux et noueux comme les racines de l'érable-à-Giguère, un torse aussi massif que les Laurentides natales et comme elles couvert d'une vigoureuse frondaison.

A ce moment, sentant passer sur leurs têtes, avec celui de l'Aïeul, le souffle de l'âme nationale, tous les rameaux de ce tronc magnifique se mirent à tressaillir soudain d'une allégresse spirituelle qui anima leurs voix douces et sonores, qu'ils essayaient de rendre énergiques et frêles :

« Ils ne l'auront jamais (bis)

L'âme de la Nouvelle-France ;
Redisons ce cri de vaillance :
Ils ne l'auront jamais, jamais. »

Les voix étaient fausses mais justes. Les voyelles et les consonnes allaient frapper les solives emboucanées, tombaient sur le poêle à trois ponts, passaient de là sur le side-board et pénétraient le coeur de toutes ces junesses comme une sève vigoureuse dont ils se sentaient prêts à éclater. Et le vieux, auréolé de sa chevelure et de son pinch de neige, les yeux fixes, les narines frémissantes, les mains étendues comme pour bénir sa semence, les pieds dans le baquet familial, écouta retentir à ses oreilles enfardochées le vibrant et magistral Appel de la Crasse.


Tiré de : Louis Francoeur et Philippe Panneton, Littératures à la manière de... , Montréal, éditions Variété, 1941.