La liberté, elle est à vivre...
D'entrée de jeu, je vous confie avoir spontanément voulu donner à ce billet le titre de "Propos d'un homme libre". Mais j'ai hésité tout de suite, pour ensuite me dire : «Ah non, je ne suis pas pour verser dans ça à mon tour...». Par « ça », je veux dire cette foutue tendance qu'on connaît au Québec à accoler le titre de "libre" au premier venu qu'on entend gueuler un peu fort, mais cela, bien sûr, à condition qu'il entre en plein dans le mainstream de la pensée unique à la québécoise, de ce prêt-à-penser qui n'est pas autre chose que cette "vulgate sociale-nationale", comme le dit si bien le philosophe Michel Morin, et qui tapisse mur à mur notre scène publique, intellectuelle et culturelle.
L'usage des mots est donc devenu pernicieux dans notre coin d'Amérique. Si tu dis exactement ce que l'intelligentsia dominante veut t'entendre dire, donc si tu te soumets à la condition absolue de tenir un discours nationalisto-indépendantiste, tout en te donnant des airs (j'insiste: des airs seulement) de go-gauche, tu te feras aussitôt couronner du titre d'homme ou de femme "libre". Mais si tu décides d'assumer réellement ta liberté en osant exprimer le moindre point de vue discordant par rapport à la pensée unique à la québécoise, tu deviens vite un pestiféré, un infréquentable et, dans certains cas, on ira jusqu'à s'interroger sur ta santé mentale.
Un exemple de cette manie répandue du détournement du sens des mots? Prenons François Parenteau, le chroniqueur du magazine Voir. Figurez-vous que ce gars-là a nommé sa chronique "Impertinences"... Eh oui... Pourtant l'impertinence, la vraie, est, comme on le sait, censée supposer une certaine liberté d'esprit, et une capacité à choquer les adeptes de tous les prêts-à-penser. Pour être réellement impertinent, il faut aussi ramer à contre-courant. Mais quand on lit Parenteau, on ne retrouve que tout ce qu'il faut pour plaire à la classe bien-pensante et "bon-chic-bon-genre" du Plateau Mont-Royal et des élites culturelles qu'on voit tout le temps à «Tout le monde en parle», c'est-à-dire une répétition ad nauseam des lieux communs, idées reçues et slogans creux du nationalisme le plus traditionnel et indécrottablement consensuel, avec en prime les litanies et radotages de cette gauche-caviar bien-pensante qui aime bien se parer des jolis atours d'un pseudo altermondialisme.
(Au fait, il échappe à Parenteau que ce sont les nationalistes québécois qui ont eu le plus d'influence dans l'entrée du Canada dans le libre-échange, qui est le moteur principal de cette mondialisation des marchés qu'il dénonce... Mais que voulez-vous, quand on est faux jusqu'au point de se prétendre impertinent quand on ne l'est pas du tout, il est normal de se mettre la tête dans le sable pour préserver la foi dans le dogme qu'on répète avec sa propre tribune).
"Impertinent" donc, le cher Parenteau ? Foutaise! En réalité, tout ce dont ce gars-là semble être intellectuellement capable, c'est du conformisme le plus plat et le plus rampant, en plus d'être parfaitement prévisible avec sa chronique qui ne suscite jamais de surprise tellement son discours est toujours le même et qu'il tourne à vide. Le pseudo impertinent Parenteau ne sera jamais une brebis galeuse pour les tenants de l'idéologie dominante du Québec d'aujourd'hui. Qu'il se rassure s'il croit le contraire : son nom ne sera jamais hué aux congrès du PQ et du Bloc, ni au gros show de la St-Jean-Baptiste, et les élites nationalistes, que ce soit au niveau politique, syndical ou culturel - y compris au moins deux anciens premiers ministres du Québec, Parizeau et Landry - sans oublier ce grand humaniste et démocrate qu'est l'Imam Falardeau ou encore l'inévitable Gérald Larose, le trouvent tous très pertinent, le Parenteau, et ils seront toujours là pour lui donner de réconfortantes tapes dans le dos, en lui disant : «Enwouaye mon François, lâches pas, toé t'es un vrâââ patriote!!!» D'ailleurs, on peut parier qu'il sera se verra décerner un de ces jours le titre flagorneur (ça flagorne dans ces milieux-là comme c'est pas croyable!) de "Patriote de l'année" par l'archaïque Société St-Jean-Baptiste, dont l'histoire est parsemée de tant de belles choses...
Donc, pour avoir affaire à de la vraie impertinence, celle qui provoque, qui étonne et qui choque, celle qui exprime vraiment un minimum de liberté d'esprit, celle qui a l'audace de sortir du mainstream et du confort que procure la pensée unique, mieux vaut aller Voir ailleurs...
De l'impertinence, la vraie donc, celle qui dérange, perturbe, surprend - et pas seulement sur le plan politique ou intellectuel, mais aussi sur le plan humain - on en trouve effectivement ailleurs. J'en ai trouvé pas mal dans le dernier livre de René-Daniel Dubois, Entretiens, paru l'automne dernier aux éditions Leméac. Impertinent, d'abord dans la forme, car j'avoue que, dans un premier temps, je me suis retrouvé dérouté par la facture de cet écrit, qui constitue en fait un entretien entre Daniel et René-Daniel Dubois. On en arrive toutefois assez vite à comprendre que Daniel, c'est la personne privée qui est enfouie sous le René-Daniel qu'on connaît publiquement, le dramaturge et l'artiste. Mais tout de même, voilà un style littéraire qui déconcerte au premier abord, et c'est tant mieux.
Cette forme d'écriture n'est pas seulement originale. Elle permet également de saisir plusieurs des sentiments intimes, doutes, hésitations et interrogations que vit l'auteur non seulement par rapport à lui-même dans son existence quotidienne, mais aussi par rapport aux milieux qui sont les siens, du monde des arts à la société québécoise en général. Ainsi, Dubois prend le lecteur à témoin de son propre recul par rapport à lui-même et à tout ce qui tourbillonne, à tout ce qui stagne aussi, dans le Québec d'aujourd'hui. Et il faut admettre qu'il en faut de l'impertinence, pour se livrer ainsi, quasi à nu même si c'est toujours avec une certaine pudeur, au premier lecteur venu, qui ne peut sortir indemne d'une lecture qui n'est rien moins que confrontante.
Impertinente aussi, cette liberté qu'assume Dubois, ce pestiféré infréquentable pour nos bien-pensants nationalistes parce qu'il sait nommer les choses, dont celles qui ne sont pas belles du tout, par leur vrai nom, et cela tant au sujet de l'histoire telle qu'elle a été, avec ses réalités soigneusement occultées par les gardiens du temple nationaliste, que concernant les conformismes d'aujourd'hui et l'étouffement moral et intellectuel qu'ils entraînent. Pour cette raison, Daniel alias René-Daniel est donc vu par nos élites comme une brebis galeuse, et ceci pas parce que la brebis en question aurait vraiment la gale, mais plutôt parce qu'elle refuse de se laisser tondre la pensée sans se débattre. Il dit, cet impertinent, des choses qui au Québec ne se disent pas impunément lorsqu'on refuse de les penser en silence:
«René-Daniel : Pourquoi est-ce que vous détestez tellement le nationalisme?
Daniel: J'ai quarante mille raisons, toutes excellentes. Mais je ne vais vous en donner qu'une.
Parce que c'est un mensonge. Une drogues à mensonges. À délires.
Son inventeur, l'antidreyfusard Maurice Barrès, à la fin du XIXe siècle, a été très clair à ce sujet : le coeur du nationalisme, c'est un vertige. Un vertige identitaire. Un vertige, c'est-à-dire l'envers de la pensée. Un vertige auquel chacun est obligé de se soumettre, à défaut de quoi il est passible des pires accusations. Or c'est un mensonge qui est sorti tout droit de l'esprit Lidenbrock : le nationalisme est un autre fruit du positivisme. Et, naturellement, étant le fruit du positivisme, il est nécessairement totalitaire dans sa nature, et tôt ou tard belliqueux dans sa forme. Il a été inventé, nommément inventé, pour combattre la démocratie moderne : les droits individuels.
J'ai horreur du nationalisme, de toutes les fibres de mon âme, parce qu'il se résume à une injonction d'abdiquer la conscience et de renoncer à la plus grande quête qui soit : celle de l'individualité, de la prise en main de son propre destin et du dialogue avec nos semblables. C'est tout, je n'ai pas un mot de plus à dire sur le sujet.
R. : Je...
D. : J'ai dit : c'est tout!
R. : ...
D.: ... »
«C'est tout!», nous dit donc Daniel... Cela veut-il dire qu'il ne se prononcera plus jamais sur la question? À lire l'ensemble de ce livre, où le nationalisme n'occupe pourtant que quelques paragraphes sur plus de 600 pages, on peut quand même en douter... (j'avoue avoir pensé jusqu'à encore tout récemment qu'il se tairait pour toujours là-dessus, à force d'avoir été calomnié et vicieusement attaqué en bien des manières ; mais là, je pense m'être trompé...). D'abord, ce «tout» est en fait déjà beaucoup. Mais aussi, l'animal est trop farouchement épris de liberté pour se laisser museler à jamais par quelque inquisiteur que ce soit, sur ce sujet comme sur tous les autres enjeux, ceux-là humains, culturels et sociaux, qui le préoccupent et qui, en fait, en préoccupent tout de même plusieurs, même au Québec où la pensée est engourdie, sinon sclérosée, par le ronron de l'unanimisme nationaliste. Engourdie, certes, mais cependant pas pour toujours, à cause de ce qu'on peut parfois percevoir dans ce qui chez nous se vit, se cherche, se démène, la plupart du temps à contre-courant du dogme et des prêts-à-penser.
En somme, je dirais que ce que Daniel alias René-Daniel nous lance (sans le dire comme tel dans le livre mais en l'exprimant quand même en bien d'autres termes qui lui sont propres), c'est qu'il ne sert à rien de se parer - ou de se laisser flatter - du titre d'homme libre si on ne vit pas réellement comme un homme libre. Et aussi, que la liberté est moins une affaire de paroles que d'agir concret. En un mot, que la liberté, elle est surtout à vivre... En lisant ce livre, on comprend comment l'auteur la vit, sa liberté. Devant quoi, le lecteur ne peut pas faire autrement que de se confronter à lui-même, et de se demander comment, lui-même, il pourra la vivre, sa liberté...
Pour en savoir plus sur René-Daniel Dubois, voir les articles suivants sur le site de Latitude 45 :
Une conscience et son double
René-Daniel Dubois en orbite
Ode à la résistance