lundi, janvier 22, 2007

Le prix de la liberté

Dans mon billet du 8 janvier dernier, je présentais le dernier numéro de la revue Liberté, dans lequel on peut lire les contributions de divers auteurs québécois opposés à la pensée unique nationalisto-indépendantiste. Un souffle de liberté et de réelle indépendance d'esprit se fait sentir lorsqu'on parcourt ce numéro qui ébranle bien des idées reçues et autres «prêt-à-penser».

L'un des articles que j'avais présentés est celui de Michel Morin, philosophe et professeur au niveau collégial, de même qu'auteur de plusieurs ouvrages consacrés à la question identitaire dans son rapport à la culture et au politique. Poursuivant dans la lancée que j'ai entreprise il y a quelques semaines visant à faire connaître les réflexions de plusieurs penseurs de chez nous qui refusent de se soumettre au dogme, ou qui du moins prennent la liberté de le questionner, je vais donc vous parler aujourd'hui d'un des plus récents livres de Michel Morin, intitulé L'identité fuyante, paru aux éditions Les Herbes Rouges.

D'abord, il est à signaler qu'au moment de sa sortie, ce livre a subi le sort habituellement réservé à tous les ouvrages qui, au Québec, contestent le courant dominant: les quelques gardiens de l'orthodoxie qui ont daigné en parler l'ont dénigré grossièrement, sans relever quoi que ce soit du fond du propos de l'auteur, ce qui est d'ailleurs devenu une tactique bien caractéristique de ces «beaux esprits». Ou encore, ils lui ont tout simplement imposé une censure insidieuse qui n'est pas sans laisser dégager un certain fumet d'hypocrisie. (Dans un message laissé récemment sur le blogue d'Yvan St-Pierre, j'avais justement relevé, non sans amusement, une anecdote bien révélatrice quant à cette attitude qui a frappé ce même ouvrage de Morin). C'est ainsi qu'une certaine intelligentsia tente d'étouffer l'expression et la diffusion de tout point de vue qui conteste les prétentions hégémoniques de l'idéologie nationaliste et indépendantiste, et cela particulièrement dans la sphère culturelle, artistique et intellectuelle, où pourtant la liberté de pensée et de création, de même que l'esprit critique, devraient pouvoir s'exercer sans entrave aucune. C'est ainsi également qu'on fossilise les idées et qu'on stérilise notre culture.

Au début de son livre, Michel Morin évoque d'ailleurs clairement son expérience à cet égard: "Je ne suis pas de ceux qui ont été marqués par une éducation étroite, des pensées mesquines et une atmosphère générale de répression de la vie et de la pensée. Étrangement, c'est plus tard, à la reprise du «projet national», que j'ai éprouvé cette atmosphère de répression et de restriction." On peut certes l'en croire, au vu et au su de ce matraquage systématique d'insultes infamantes qui est réservé à quiconque ose exprimer un point de vue qui n'entre pas dans les canons du dogme nationalisto-indépendantiste. J'ai pu d'ailleurs en relever un grand nombre d'exemples ici-même dans ce blogue (ce que d'ailleurs je continuerai de faire), et rien n'indique que cette tendance liberticide à l'intimidation ira en s'amenuisant, du moins dans un avenir proche. Un troupeau de brutes fanatiques zélées est là pour nous le rappeler constamment (voir un exemple encore tout récent sur cette page du blogue même de leur Guide Spirituel, l'Imam Falardeau), le tout avec l'élégante mais hypocrite complaisance des ténors politiques et intellectuels du mouvement indépendantiste d'aujourd'hui (Bernard Landry et Jacques Parizeau, entre autres exemples: voir ici).

Michel Morin insiste sur la nécessité de préserver la liberté de création et de pensée, qui se vit essentiellement dans et par chaque individu, et non dans la mystification découlant d'une conception de la «collectivité» poussée à l'absolu, s'agisse-t-il de la «Nation»: "Valoriser à tout prix l'enracinement et la fidélité aux prétendues «valeurs nationales», c'est empêcher toute affirmation créatrice, puisque seule une certaine expérience de l'exil la rend possible." Devant quoi, on peut se poser certaines questions: vivre cet exil dans le contexte qui est le nôtre au Québec, n'est-ce pas entre autres se démarquer par un esprit critique et affirmer sa liberté de pensée et de parole face au discours nationaliste dominant? N'est-ce pas accepter le risque de se voir injurié et pointé du doigt en tant qu'«Infidèle» par les gardiens du Temple nationaliste? N'est-ce pas privilégier l'expression du "Je" avant le "Nous", c'est-à-dire oser parler en son propre nom, sans avoir peur de dire ce qu'on pense et sans céder au conformisme? N'est-ce pas aussi avoir le culot de croire, et de le dire tout haut, que l'idée canadienne, qui suppose que des gens de cultures et d'origines différentes puissent cohabiter en harmonie dans un même pays, n'est pas aussi diabolique que ce que les ténors de l'orthodoxie nationaliste s'acharnent, contre l'évidence des faits, à vouloir nous faire avaler?

Il faut dire aussi que cet exil, chaque individu devrait avoir la force de le choisir et de l'assumer, faute de quoi la liberté ne saurait être réelle. Pour s'en convaincre, on n'a qu'à se référer à cette tendance omniprésente dans le discours nationalisto-indépendantiste qui s'efforce de laisser croire, par divers procédés parfois insidieux et souvent calomnieux, qu'un Québécois francophone qui commet l'hérésie de considérer que le Canada est une bonne chose pour le Québec ne serait pas un «Vrai Québécois», qu'il serait un «vendu», un «traître», un «laquais» des «ennemis» du Québec. Et après, ce sont ces mêmes individus, qui s'acharnent ainsi contre la libre expression d'un point de vue «autre», qui ont constamment à la bouche les mots «Québec inclusif et ouvert». Pareil pharisaïsme déconcerte, c'est le moins qu'on puisse dire.

D'ailleurs, Morin l'affirme sans ambiguïté: au Québec, "il n'existe pas un espace de reconnaissance et de discussion de la parole libre et pensante. (...) N'existent que des versions diverses, ressassées, de la même vulgate sociale-nationale. Dont le mot «Québec» est le «sésame» qui ouvre toutes les portes. (...) Mauvais «remake» du tribalisme catholicique d'autrefois. (...) L'opinion répandue: c'est là que le bât blesse. Fort peu s'y risquent. Ceux qui l'osent en paient le prix. La pensée grégaire règne toujours derrière son alibi commode: la menace de l'autre."

Et cette «menace de l'autre», elle sert essentiellement à accroître le contrôle social aux mains de certaines élites, qui répandent leurs fausses assurances devant des menaces imaginaires, tout cela pour mieux consolider leur pouvoir: "Il fait bon, et c'est un véritable baume aujourd'hui plus que jamais, de se faire croire à son identité collective menacée, ultime tentative de se faire croire à son identité tout court". Cette «menace», on le voit bien aussi, elle n'est pas seulement dans ce Canada dit «Anglais» qui, à en croire ceux qui répandent certains fantasmes paranoïaques, ne chercherait qu'à «humilier» ou à «assujettir» le Québec, comme si tous les citoyens Canadiens dits «Anglais» n'avaient que cette pensée à l'esprit en se réveillant le matin. Cette «menace», elle est aussi chez ces Québécois qui se situent en dehors du dogme nationaliste et indépendantiste. D'où la nécessité de les pourfendre sans cesse, de les pointer du doigt comme «traîtres» et comme «ennemis» de leur propre «nation», en un mot, de les faire mourir à leur communauté. Des galeux, des pestiférés, des lépreux, en quelque sorte, dont il faut à tout prix préserver le corps social contre la contamination de leurs hérésies.

En cela, l'intégrisme arriéré des curés de jadis n'a été remplacé que par un autre intégrisme, tout aussi arriéré, fondé sur des conceptions mythiques, simplistes et fausses de notre histoire, conceptions forgées et nourries par des réactionnaires anti-démocrates dont le pieux chanoine Lionel Groulx reste le principal inspirateur, quoiqu'en disent certains. Le prétendu «progressisme» idéologique dont se parent aujourd'hui les chantres du nationalisme québécois n'est là que pour faire illusion. Car en effet, qu'y a-t-il de «progresssiste», voulez-vous bien me dire, dans ces tendances à étouffer toute voix discordante et à désigner comme «ennemi du Québec» quiconque n'est pas nationaliste ou indépendantiste?

Qu'y a-t-il de «progressiste», aussi, dans ce phénomène, dont parle également Morin, d'un "appareillage institutionnel destiné à prendre en charge le Corps social, encore une fois pour le racheter et le sauver". «Encore une fois», en effet, car avant les années soixante, c'était le clergé, avec les élites intellectuelles et politiques qui lui étaient soumises, qui était le principal détenteur du dogme de la «Survivance» et du «Retour à la Nouvelle-France», qui pourtant équivalait au règne de l'obscurantisme le plus crasse. Aujourd'hui, c'est l'intelligentsia du mouvement nationalisto-indépendantiste et ses dirigeants politiques et sociaux qui prétendent guider les Québécois vers la «Terre Promise»...

Ce que nous dit aussi Michel Morin, c'est que la liberté a un prix. Et ce prix, il appartient à chaque individu de l'assumer. La liberté, ce n'est pas de céder à la pression de l'idéologie dominante du moment. Ce n'est pas non plus se taire, ou chercher son salut dans un quelconque collectivisme qui tue la liberté, notamment par le conformisme qui en découle inéluctablement.

Comme le souligne Morin, la liberté se trouve "plutôt en soi-même, à partir de soi-même. Le salut dans le Tout, dans le «processus», dans le mouvement qui donne l'impression (l'illusion!) qu'enfin ça aboutit, qu'on y arrive! Comme s'il y avait ainsi un moment où le sens est atteint, «touché du doigt» au terme d'une action collective finalisée! Cette confiance faite au «processus», au «mouvement», manifeste un manque de confiance en soi-même, en la possibilité de faire advenir du sens, par soi-même, du sein de son existence, en ce qu'elle comporte d'aléatoire et de nécessaire aussi."

Ainsi, dénonce Morin, "le sens est cherché dans un «événement» extérieur à soi". Et c'est de cette manière que nous en sommes rendus aux prises avec "la pensée endormie, engourdie... abandonnée au mouvement, celui de l'«Histoire»...", cette même «Histoire», encore aujourd'hui, sans cesse invoquée par les ténors nationalistes et indépendantistes pour justifier à tout prix l'idée de cet État-nation auquel tout Québécois devrait adhérer aveuglement, sans en questionner le sens ni la raison, comme si l'«Histoire» avait une vie détachée des sujets humains qui la constituent pourtant, et comme si aussi elle devait être vue comme un donné immuable et à jamais figé, soumis aux finalités imposées par ceux qui croient avoir le monopole de sa définition et de son devenir.

Face à l'Histoire et à l'État-nation, justement, Michel Morin remet les pendules à l'heure: "L'Histoire n'est-elle pas cet espace idéal de reconnaissance des oeuvres et des paroles? Espace d'universalité qui n'est jamais donné, jamais «en marche» ni pourvu de «but». (...) Dans quelle mesure l'avènement de cet espace passe-t-il par l'État? Dans la mesure où cet État est «élevé», dégagé de tout identification immédiate à un «donné» ethnique, économique, etc., plus préoccupé de liberté que d'identité."

Par rapport à la situation actuelle de la culture du Québec au sein du Canada, Morin, posant la question de la mesure dans laquelle un État doit être souverain, et interrogeant d'ailleurs la réalité contemporaine de la prétention à une quelconque «complète souveraineté», propose une réflexion qui mérite qu'on s'y attarde: "s'il est vrai qu'une culture, du point de vue de son essor, nécessité protection et promotion, ne nécessite-t-elle pas aussi un milieu de liberté? Ce milieu de liberté n'est-il pas mieux assuré lorsque deux instances étatiques veillent sur une culture plutôt qu'une seule? À condition bien sûr que les deux y veillent réellement. Mais il n'est pas exclu qu'elles y veillent différemment. Et que cette différence soit stimulante et salutaire."

Que l'on pense par exemple au million de francophones qui vivent dans les autres provinces canadiennes, à leurs droits et à leurs institutions pour lesquels l'État fédéral est engagé; que l'on pense aussi au bilinguisme officiel de l'État fédéral: toutes ces réalités et mesures visant à protéger la culture et la langue française au Canada ne sont certes pas encore parfaites, et il reste encore beaucoup à accomplir, rien n'étant d'ailleurs parfait en ce monde. Mais qui peut sérieusement nier l'existence et la portée de ces mesures? Aussi, pourquoi ne pas nous engager à les renforcer et à les consolider, au lieu de nous en détourner comme nous le faisons depuis trop longtemps, sous le prétexte lâche, déresponsabilisant et surtout fallacieux que les francophones hors-Québec seraient des «cadavres encore chauds», selon l'expression condescandante et méprisante d'un Yves Beauchemin, un nationaliste dans ce qu'il y a de plus sectaire et hargneux? En tout cas, il y a certainement beaucoup d'ouverture et plusieurs possibilités que nous pourrions saisir... si on le voulait enfin.

Il est vrai que dans ce domaine, comme le mentionne Morin, "la souveraineté partagée constitue sans doute une garantie moins forte" (comme si des garanties absolues étaient possibles concernant la préservation d'une langue et d'une culture!). Toutefois, nous rappelle Morin, n'est-elle pas un gage d'une plus grande ouverture? Elle protège, mais sans exclure. Elle garantit moins, mais laisse plus libre." Et cette liberté dont parle Morin, elle nous est dévolue dans le contexte de souveraineté partagée que nous vivons déjà, et elle nous renvoie directement à nos propres responsabilités face à la préservation de notre langue et de notre culture. Que l'on cesse enfin de blâmer les autres, ces «gros-méchants-Anglais», et qu'on assume enfin nos responsabilités et développe nos capacités avec les nombreux moyens politiques et institutionnels dont on dispose déjà et que nous sommes encore loin d'avoir épuisés. À cet égard cependant, il est vrai qu'on est encore loin du compte, comme le souligne d'ailleurs un livre récent dont je parlais dans un article publié en novembre.

En somme, le message de Michel Morin est très clair: nous sommes au Québec en présence d'une idéologie aux prétentions hégémoniques qui laisse peu de place à l'esprit critique. Il n'y a qu'à regarder de près le discours nationaliste d'aujourd'hui pour s'en rendre compte, dont le culte effréné du soi-disant "modèle Québécois" d'un État hyper interventionniste n'est qu'une des diverses formes, à côté de l'intolérance qui se fait nettement sentir contre tout point de vue divergent, de même que la désignation de la prétendue «menace» provenant des Canadiens dits «Anglais» et des Québécois commettant la faute de n'être ni nationalistes, ni indépendantistes. Les ténors indépendantistes ont beau invoquer la "Liberté" à tout bout de champ, mais force est de constater que selon eux et comme leur discours et leurs pratiques le démontrent, seuls ceux qui partagent leur point de vue y ont droit.

Comme le souligne à juste titre Morin, il faudrait pourtant devenir plus vigilants, car "l'État idéologique ne reconnaît pas d'individu. Il ne reconnaît que des ensembles au sein desquels l'individu et résorbé. En fait l'individu est ainsi résorbé dans la nation, ou dans une classe sociale, pour mieux être rivé à un territoire, auquel il a des comptes à rendre et dont il doit assurer la défense contre les ennemis, les autres, qui le menacent." Le moins qu'on puisse dire, c'est que ce n'est certainement pas dans de pareilles conditions qu'on construit une société libre.

Donc, à chacun de choisir sa liberté. Mais, ne l'oublions pas: dans toute société où une idéologie se veut hégémonique, choisir sa liberté ne se fait jamais impunément.