mercredi, janvier 03, 2007

Dialogue à bâtons rompus
sur le nationalisme québécois

D'abord, je souhaite à tous les visiteurs une année 2007 qui soit digne de vos plus belles aspirations. Après avoir été pas mal occupé au cours des derniers mois, je compte bien revenir ici plus souvent, quitte à faire rager certains adeptes du crétinisme fanatisé à la sauce journal Le Québécois et autres zélés disciples de l'Imam Pierre Falardeau, comme ce fut le cas en 2006...

Je vous présente en ce début d'année une réflexion critique sur le nationalisme québécois que j'ai trouvée dans un petit livre quasi passé inaperçu au cours de la dernière décennie. Son auteur est le regretté philosophe montréalais Laurent-Michel Vacher (1944-2005), qui publia beaucoup d'ouvrages incisifs sur les enjeux politiques et philosophiques de notre temps, et dont vous pouvez trouver la plupart des titres sur le site des éditions Liber.


Je vous recommande particulièrement Une petite fin du monde
, paru chez ce même éditeur quelques mois après sa mort, dans lequel Vacher relate d'une part sa confrontation avec la maladie qui le rongeait, et, d'une autre, son parcours intellectuel et politique, avec notamment un chapitre percutant sur les contradictions du nationalisme québécois, chapitre qui, à lui seul, vaut le détour.

Laurent-Michel Vacher était un ami intime de Jean Papineau, un collègue philosophe et qui fut, comme lui, professeur de philo au cégep Ahuntsic. Papineau est mort prématurément en 1995, à l'âge de 45 ans. Dans un petit livre intitulé Dialogues en ruine
,Vacher nous présente le contenu de certains échanges qu'il avait tenus avec son ami Papineau, sur diverses questions reliées à l'enseignement, la culture, la philosophie et la politique. Sur l'idéologie nationaliste et indépendantiste qui est hégémonique dans l'intelligentsia québécoise, Papineau avait tenu des propos sans concession et éloignés de toute langue de bois. En lisant le dialogue de ces deux penseurs disparus beaucoup trop tôt, on découvre notamment que tout le monde, dans les milieux intellectuels québécois, n'est pas nécessairement soumis au conformisme nationalisto-indépendantiste ambiant.

Alors maintenant, commençons:



PAPINEAU - Tu ferais mieux de te mettre enfin à ton projet sur la science!

VACHER - Tu sais bien que je ne peux pas m'en empêcher : j'espère toujours trouver la bonne façon de faire comprendre ce qui ne vas pas avec le soi-disant souverainisme.

PAPINEAU - (Laconique) Souverainisme de merde.

VACHER - D'accord, si tu le veux. Mais justement!

PAPINEAU - Pas du tout. Tu n'as rien compris. Écoute, mon vieux, ton erreur fondamentale et incorrigible, c'est de croire que le nationalisme est une pensée, que la souveraineté serait une idée, alors que ce ne sont que des manifestations ou les symptômes d'une névrose. Or, tu devrais le savoir, à ton âge, qu'on ne raisonne pas un délire obsessionnel, on ne guérit pas une paranoïa à coups d'arguments!

L'idéologie souverainiste est complètement ridicule, inconsistante et nulle, elle ne mérite même pas une ligne de critique tellement elle est absurde. Mais ça n'a aucune importance. La seule chose qui compte, c'est qu'elle remplisse parfaitement son rôle, qui est de nous bercer d'illusions, de nous remonter le moral, de nous faire croire que nous sommes beaux, brillants et importants sans avoir aucun véritable effort à faire. Parce que, évidemment, remporter deux ou trois prix Nobel nous ferait davantage de bien, et un bien autrement réel, mais l'inconvénient c'est que ça prendrait malheureusement beaucoup plus de temps et de travail.

Le ronron souverainiste, c'est le sourire béat de nos rêveries, depuis longtemps changé en rictus momifié, un masque qui compense à bon compte une faille inguérissable, sans visage et sans nom. Derrière le masque psychanalitique du nationalisme, il n'y a jamais eu d'idées - le souverainisme a précisément pour fonction de nous éviter la douleur extrême de penser notre réalité, notre situation, ce que nous sommes, de nous épargner l'effort déchirant du dépassement. Le nationalisme est une solution de facilité adaptée à la paresse et à l'impuissance ambiantes.

Relis n'importe quel écrit souverainiste, par exemple les invraisemblables éditoriaux du Devoir (tu sais, le genre: «Certes, le Canada aurait pu être un beau et grand pays, mais ça ne fonctionne plus désormais puisque les grands-méchants-loups-d'Ottawa-la-centralisatrice nous refusent le monopole de juridiction sur la formation de la main-d'oeuvre - ou n'importe quoi d'aussi insignifiant -, voilà pourquoi il ne nous reste qu'un seul choix, la souveraineté-association d'égal à égal qui, elle, va fonctionner à merveille...» et autres inepties insondables du même acabit), puis essaie d'enlever mentalement de tous ces textes le réflexe nationaliste de revendication.

Tu verras: il ne reste absolument rien, pas l'ombre du début du commencement d'une idée. Seulement un bavardage vide et satisfait, générateur d'une bonne conscience hypocrite, imbécile et démesurée : «Blabla Québécois, blabla Souveraineté-partenariat, blabla Ottawa (chou!), blabla Pays - blabla blabla : QUÉ-BEC!»

Aucune substance. Néant. Un néant proprement obscène. Ce qui crée l'illusion d'un contenu, c'est simplement la capacité inhérente à tout délire de revendication d'engendrer aux yeux du revendicateur une idole imaginaire de lui-même. Si personne n'éclate de rire en entendant ces insanités, dont le vide absolu devrait être manifeste, c'est que pratiquement tout le monde est complice, partage la même folie, vit dans la même bulle d'illusion consolatrice, cultive avec désespoir et complaisance la même projection onirique de soi - bref tout le monde est affecté de la même névrose délirante, si rassurante et si commode.

Les Basques, les Tchétchènes, les Kurdes, les Tamouls, les Afro-Américains, les Corses, les Amérindiens (surtout les Amérindiens!) qui réclament un pays séparé exagèrent, chacun sait ça, mais... pas nous! - qui pourtant avons manifestement dix fois plus de souveraineté, d'autonomie, de pouvoirs et de libertés qu'eux tous réunis.

Bien sûr, quiconque lirait sans prévention les textes du droit international comprendrait dès le premier coup d'oeil que les Amérindiens, par exemple, répondent infiniment mieux que le Québec (qui, en fait, n'y satisfait pas du tout) aux critères requis pour prétendre au droit à l'autodétermination et à la sécession. Ça n'empêche pas tout un chacun, y compris le PLQ, de soutenir le contraire, avec la belle unanimité dont nous sommes devenus spécialistes. Un vrai cirque.

Et toi, tu vois pas que ça ne sert strictement à rien d'écrire ne serait-ce qu'une ligne de critique rationnelle contre tout ce complexe nationalo-souverainiste? Tu comprends pas, Le Fou, qu'on ne discute pas, on ne réfute pas un trouble mental - on en guérit ou non, c'est tout.

VACHER - Vraiment formidable ! À cause de toi, j'oserais presque dire «à ta place», j'ai écrit un petit livre sur le souverainisme, qui d'ailleurs t'est dédié, et puis voilà que maintenant tu m'accuses de n'avoir rien compris.

PAPINEAU - (Rigolant) Ah mais ça c'est ton problème !

VACHER - Tu ne penses pas que tu pourrais expliquer tout ça toi-même? Un bon papier dans Le Devoir ?

PAPINEAU - Hors de question. On ne peut pas dire ces choses publiquement. Ça fait l'objet d'un interdit majeur. Même si on réussissait à le dire, ça aurait l'effet contraire de celui qu'on rechercherait. Je passerais pour un excentrique complètement dérangé, et les autres en profiteraient pour ressasser un coup de plus de leurs évidences creuses sur le beau Pays du Québec auquel nous avons un droit historique imprescriptible depuis les plaines d'Abraham, ainsi soit-il !

Jamais tu ne comprendras ça. Nos pères et nos ancêtres, vois-tu, nous ont transmis par voie d'atavisme constitutif le sentiment anti-anglais - peut-être pas nécessairement la haine de l'Anglais, mais en tout cas le goût de nous plaindre de lui, de récriminer contre lui, ainsi que le désir de lui faire des misères. C'est un aspect fondateur. Si les Québécois ont tant aimé Trudeau, crois-le ou pas, c'est parce qu'à sa façon, avec arrogance et grand style, il faisait des misères aux Anglais, leur imposant un bilinguisme et un biculturalisme dont ils ne voulaient guère. Même chose avec le Bloc et Bouchard, chargés de faire des misères au Parlement fédéral tout entier. Du point de vue de la psyché collective, et donc de l'intérieur même de chacun de nous, celui qui aime les Anglais ne peut être qu'un lâche et un traître, il n'est plus qu'un sous-homme, aboli et foudroyé du dedans par l'Esprit des Aïeux - il est comme mort.

Or moi, je n'ai aucun besoin d'un bouc émissaire pour me sentir une identité et j'aime bien les Canadiens anglais: Glenn Gould pour commencer, Mordecai Richler aussi figure-toi, et Leonard Cohen, Mavis Gallant, Betty Goodwin, Michael Snow, Charles Taylor et tant d'autres. Si tu veux le savoir, j'ai même un faible pour le gouvernement fédéral, et également pour le Conseil des arts du Canada, l'Office national du film, la Société Radio-Canada et tout ça.

Oh, je reconnais que j'ai voté Oui en 1980, par faiblesse, pour qu'on en finisse et qu'on puisse enfin passer à autre chose. Mais la prochaine fois, tu peux être certain que je répondrai Non. La vérité, criss, c'est que j'aime bien cette entité improbable qu'on appelle le Canada, justement parce que c'est un pays sans queue ni tête, qu'on est en train de saboter et d'étrangler bêtement, alors qu'il aurait ce qu'il faut pour devenir un bon exemple d'humanisme pragmatique et pluraliste. C'est ma Yougoslavie et j'y tiens.

Seulement voilà : celui qui aime ce pays est maudit. Il ne peut donc que se taire. Symboliquement au Québec, être nationaliste, c'est avoir le droit d'exister ; être contre le nationalisme, c'est mourir à soi-même et à sa communauté. Nul ne peut imaginer à quel point c'est, pour tout un peuple, un désastre sans mesure, qui nous paralyse et nous amoindrit irrémédiablement, mais c'est comme ça.

Des fois, quand j'ai le courage de répondre à quelqu'un qui m'emmerde trop avec ses radotages débiles de péquiste sur les empiètements, les chevauchements et autres dédoublements: « Eh ben, moi, c'est pas la même chose, je suis fédéraliste ! » - tu sais, j'ai peur que ça finisse par me tuer, je veux dire: réellement. (Par bonheur, ou plutôt par malheur, les gens ne me croient même pas: avec ma gueule d'intellectuel anarchiste, impossible que je sois vraiment fédéraliste, ça se voit tout seul, si je dis des choses comme ça c'est sûrement pour blaguer ou pour provoquer, etc. Les caves !)

Maintenant, tiens, c'est vrai qu'en dernière analyse je ne donne pas entièrement tort aux nationalistes lorsqu'ils se plaignent qu'on soit pas dans un «pays normal» puisqu'ici - politiquement s'entend - on doit être fou pour paraître sain d'esprit et vice-versa, ce qui n'est guère «normal» ! À bien y réfléchir, d'ailleurs, c'est assez philosophique, l'affaire. Un peu comme : vivre dans la caverne de Platon après avoir vu le soleil !

VACHER - Quand je pense que ton héros c'est Thomas Bernhard, qui a chié sur l'Autriche plus que tu ne pourrais jamais craindre de le faire pour le Québec en disant tout ça !

PAPINEAU - (Regardant Vacher droit dans les yeux avec une rage froide et martelant ses mots.) On peut pas. On ne frappe pas un homme à terre !

VACHER - Et alors, on devrait faire quoi, d'après toi ?

PAPINEAU - Ah ça! (Sarcastique.) Mais rien du tout. Bientôt la question ne se posera même plus. Regarde un peu. On a fermé Gagnon. On a pratiquement fermé Schefferville. Les gens ont oublié. Personne n'a compris que c'étaient des répétitions générales. La prochaine fois, mon vieux, moi je te le dis, on va fermer le Québec ! C'est que, toujours vouloir faire des misères aux autres, ça peut entraîner loin : jusqu'au suicide. Un beau jour, tout ce qui te reste pour nuire à autrui, c'est de te pendre. (Éclat de rire.) Tu te vois, travailleur immigré à Sudbury? Allez, salut!




Extrait tiré de: Dialogues en ruine, de Laurent-Michel Vacher, Montréal, éditions Liber, 1996.