mardi, janvier 23, 2007

Raison idéologique vs Humanité

Dans un article publié dans La Presse du 22 octobre dernier, de même que dans un récent billet, j'évoquais le livre Le personnage secondaire, du cinéaste Carl Leblanc, consacré à James Richard Cross, ce diplomate britannique qui fut victime d'un long kidnapping aux mains d'une cellule du FLQ (Front de la prétendue «Libération» du Québec), durant la Crise d'octobre en 1970.

Carl Leblanc a écrit ce livre après avoir réalisé un film sur M. Cross, qu'il avait réussi à retracer chez lui, sur la côte du Sussex en Angleterre, au tournant de ses 80 ans. Ce documentaire, intitulé L'Otage, est en fait plus qu'un documentaire: c'est un beau film, qui est non seulement d'une qualité esthétique très élevée, mais qui est aussi rempli d'une humanité qui nous touche au plus profond, en suscitant des questionnements décapants sur notre condition humaine et sa vulnérabilité devant la bêtise, dont le fanatisme idéologique avec sa "raison" absolutiste, de même que la raison d'État, ne sont que quelques-unes des manifestations courantes.

Le grand mérite de ce film est de nous rendre l'humanité d'un homme dont, malgré le retentissement dont le kidnapping fut l'objet, on a tout de même fait peu de cas dans l'histoire contemporaine du Québec. Comme si enlever un être humain, le séparer de force de ses proches durant une période prolongée (deux mois dans ce cas), et le maintenir sous la menace constante de le tuer, devait relever de la plus triviale banalité. Et ce qui est encore plus troublant, c'est le fait que ce sont ceux qui l'ont kidnappé qui, dans la perception généralement répandue au Québec, ont par la suite fait figure de «victimes», quand ce n'est pas de «héros», parce que ces «belles âmes», des soi-disant «prisonniers politiques» selon l'hypocrite euphémisme encore en usage de nos jours, ont été par la suite contraintes à quelques années d'exil sous le soleil de Cuba, pour ensuite faire une courte période de prison à leur retour chez nous. Tout cela pour avoir été, selon la jolie expression très prisée par les démagogues en herbe, «jusqu'au bout de leurs convictions».

Évidemment, on ne s'interroge pas trop sur la dose de fanatisme que peuvent parfois supposer les actes à commettre pour aller «jusqu'au bout de ses convictions», ni sur la nature des «convictions» en question, ni non plus sur le fait que, souvent, l'être humain ne pèse pas grand chose quand il s'agit de sacraliser ce genre de «convictions» en les poussant jusqu'à l'extrême. Dans le film, justement, Carl Leblanc donne la parole à Jacques Lanctôt, le meneur de la cellule du FLQ qui a kidnappé M. Cross. Même des décennies plus tard, M. Lanctôt ne semble rien regretter. James Richard Cross, à ses yeux, n'est pas un être humain, mais un vulgaire «symbole». Et à un symbole, on peut faire subir ce que l'on veut, puisque l'humain n'est pas censé être en cause... même si c'était bel et bien la vie d'un être humain que M. Lanctôt et ses acolytes avait mis en cause en enlevant M. Cross. C'est dire combien la raison idéologique, lorsque poussée à l'extrême, peut rendre aveugle jusqu'à amener son adepte à occulter l'humanité d'autrui. Tout cela n'a rien d'annoblissant ni de digne, force est de le constater, et laisse un arrière-goût assez désagréable. Le pire, c'est que M. Lanctôt n'a rien d'un crétin, et je ne dirais même pas qu'il est un sans-coeur. C'est assez évident dans le film, et d'ailleurs il a prouvé par la suite son intelligence comme éditeur qui produisait des livres de grande qualité, et qui avait vraiment la passion de la littérature. Au fond, on se sent triste pour lui qu'il n'ait pas encore su se montrer capable, depuis tout ce temps, de réféchir à la portée de ses actes, humainement parlant, préférant se complaire dans une déconcertante froideur idéologique.

L'ironie, comme le montre le film, est que, en tant que «symbole», James Richard Cross était, c'est le moins qu'on puisse dire, une cible plutôt ratée. Fonctionnaire britannique, il était Irlandais, il se foutait pas mal de la monarchie anglaise, et ses sympathies politiques étaient pas mal orientées à gauche. Mais bon, cela ne comptait guère pour la clique de felquistes qui l'ont enlevé: il leur fallait un bouc-émissaire appelé à expier une «tyrannie» qui n'existait pourtant que dans leurs fantasmes de révolutionnaires amateurs en manque de sensations fortes. Et comme M. Cross travaillait au consulat britannique à Montréal, il était une cible très aisée à capturer, et ces assoiffés de «liberté» n'ont eu aucune difficulté à priver M. Cross de sa liberté à lui.

Mais l'intérêt principal que l'on peut trouver au film de Carl Leblanc va bien au-delà des faits qui y sont décrits relativement aux circonstances de la Crise d'Octobre, sinon aux felquistes eux-mêmes. Ce qui est intéressant en effet, c'est de découvrir un homme, James Richard Cross qui, malgré la célébrité bien involontaire dont il fut victime, est somme toute resté pas mal inconnu jusqu'ici au Québec. Carl Leblanc a su faire en sorte que M. Cross devienne pour nous autre chose qu'un simple nom évoqué dans nos manuels d'histoire contemporaine. On le découvre dans sa réalité humaine, de même que dans son milieu familial, grâce aux témoignages éclatants de vérité de son épouse et de sa fille. En un mot, ce film fait ressurgir M. Cross de l'abstraction dans laquelle son nom a été maintenu jusqu'à notre époque.

Quelles que soient nos positions politiques, ce film devrait être davantage vu qu'il ne l'a été jusqu'à présent, car il est porteur d'un message humaniste sur laquelle il peut valoir la peine de réfléchir. Et je ne vois pas pourquoi les indépendantistes, par exemple, devraient se priver d'une telle réflexion. Les fédéralistes, quant à eux, y trouveront une occasion de réfléchir sur la froideur de la bureaucratique raison d'État qui a animé les gouvernements impliqués dans cette affaire. Mais ceci dit, il est évident que Carl Leblanc n'impose aucune opinion politique dans ce film. Il montre, c'est tout. Mais il a le courage de montrer ce que, durant trop longtemps, on n'a pas voulu voir : que James Richard Cross ne méritait en rien la banalisation dont il a été l'objet au cours des décennies ayant suivi son kidnapping, et aussi que la raison idéologique peut parfois s'opposer à notre humanité.

Pour ma part, j'avoue - en fait je ne ressens aucune gêne à le dire - qu'après le visionnement du film, je me suis senti une profonde sympathie, sinon une estime certaine, pour James Richard Cross. Et cela, c'est tout simplement parce qu'il est dans ma nature de prendre parti pour l'opprimé, et contre ses oppresseurs... même si ces derniers se parent d'un beau discours idéologique sur une pseudo «libération» qui, en réalité, n'a rien à voir ni avec la liberté, ni avec la dignité de la personne humaine, et qui a plus à voir avec la sacralisation d'une idéologie. Entre l'humanité et la raison idéologique poussée à l'extrême, je choisis l'humanité.

En terminant, je précise que ce film n'a pas été commercialisé, et donc qu'il n'est pas diffusé en magasin. La maison de production de Carl Leblanc, Ad Hoc Films, est une toute petite boîte qui n'a guère les moyens d'engranger un gros stock de copies des films qu'elle produit, et ses artisans en produisent des copies au fur et à mesure qu'ils en reçoivent des demandes. Mais on peut tout de même se procurer un DVD de L'Otage (disponible en version française ou anglaise) à un coût très raisonnable, en communiquant avec Ad Hoc Films: ad.hoc.f@sympatico.ca, (514) 529-2198.

Chose certaine, peu de gens regretteront de s'être procuré ce beau film après qu'ils l'auront visionné.