Le devoir de rester libre
On a souvent tendance à croire que la quasi totalité des créateurs, artistes et écrivains québécois seraient au service de l'idéologie nationaliste et indépendantiste. Il est vrai que, parmi eux, les voix discordantes se font plutôt rares. Mais ce phénomène relève moins d'une quelconque unanimité qui règnerait mur à mur dans ce milieu, mais plutôt davantage de cette réalité brutale dont Jean Papineau faisait état dans son dialogue avec Laurent-Michel Vacher et que j'ai reproduit ici la semaine dernière: "Celui qui aime ce pays (le Canada) est maudit. Il ne peut donc que se taire. Symboliquement au Québec, être nationaliste, c'est avoir le droit d'exister ; être contre le nationalisme, c'est mourir à soi-même et à sa communauté."
Par conséquent, dans un milieu où domine une idéologie quelconque, le conformisme fait la loi. Si on n'est pas d'accord, mieux vaut se taire, histoire de ne pas passer pour un «infidèle» ou pour un «traître». Pour conserver le droit d'exister. Difficile de prétendre qu'il n'en va pas ainsi avec le nationalisme québécois, qui aime bien se proclamer tellement «ouvert» et «inclusif». Souvenons-nous de l'épisode récent où Robert Lepage et Michel Tremblay se sont fait rabrouer sévèrement par les leaders nationalistes, au point où d'ailleurs Tremblay s'est promis de ne plus jamais rien exprimer sur le plan politique, ce qui en soit devrait inquiéter tous ceux qui se prétendent démocrates au Québec. Ou encore, demandez au dramaturge René-Daniel Dubois, qui s'est fait passer pour un cinglé, ou encore au comédien Jean-Louis Roux qui, au milieu des années 90, s'est fait littéralement et outrageusement calomnier pour avoir osé exprimer un point de vue clairement fédéraliste, tout cela malgré son indéniable contribution et dévouement à la culture québécoise.
C'est ainsi qu'on a bêtement fait mourir à sa communauté ce pilier de notre scène artistique, cet homme qui, durant toute sa vie, s'est donné à l'émergence du théâtre québécois moderne. C'est ainsi également qu'un peuple s'automutile culturellement. Mais c'est pas bien grave et, en autant que la Gloire de la Nation puisse être préservée et vénérée, que les récalcitrants aillent au Diable; car l'important, c'est que le Royaume de Laurentie puisse voguer sans entraves vers le Glorieux Destin que l'Histoire a tout tracé d'avance pour lui et qui ne sera fait, paraît-il, que de lendemains qui chantent...
Cette stratégie de la matraque dont les leaders nationalistes et indépendantistes sont devenus des maîtres avérés rencontre donc, pour une bonne part, ses objectifs: imposer le silence à quiconque ferait preuve de la moindre velléité d'hérésie. Mais cependant, en toute justice, il faut reconnaître que quelques voix, au moins, osent s'exprimer contre le dogme, et cela quel que soit le poids de la pression. Le poète François Charron, qui a à son actif plusieurs recueils de poésie et essais (notamment sur le grand poète Hector de St-Denys Garneau, dont j'avais déjà présenté ici les vues sur le nationalisme), l'a fait d'une manière particulièrement éloquente dans un livre publié il y a quelques années, La Passion d'autonomie (éditions Les Herbes Rouges).
Il est à noter que ce livre est pratiquement passé inaperçu au moment de sa publication. Certes, Le Devoir en avait parlé alors dans ses pages littéraires, mais ce fut surtout pour le dénigrer, en taxant l'ouvrage d'«élitiste», pour la simple raison que son auteur y affirme des positions qui vont à l'opposé de la ligne officielle de ce journal et parce qu'il appelle par-dessus tout le lecteur à penser par lui-même, de manière autonome et sans s'en laisser imposer par le nationalisme ambiant, aussi dominant soit-il (d'où l'accusation d'«élitisme»: vous refusez les prêts-à-penser, donc vous ne faites pas partie de notre bienheureux troupeau de moutons). Outre ce dénigrement, ce fut le silence complet quant aux propos comme tels exposés par Charron dans son livre: élégante manière pour le chroniqueur en service idéologique commandé de censurer un ouvrage.
Je me propose donc de vous présenter certains éléments du contenu ce livre, histoire de vous donner peut-être le goût de mettre la main dessus et de le lire et, aussi, d'apporter ma petite contribution à la lutte contre la censure qui frappe toute oeuvre ou tout discours qui n'entre pas dans le canons de l'orthodoxie régnante.
D'entrée de jeu, François Charron présente ses intentions en soulignant que «la situation présente nous demande non seulement de combattre pour des valeurs ouvertes, critiques, plurielles, mais d'ausculter la dimension imaginaire des systèmes de valeurs dans le cadre des regroupements humains; dimension imaginaire provoquant des processus d'identification qui peuvent aller jusqu'à l'embrigadement le plus sinistre, à un narcissisme de groupe voué au culte de l'idole sociale et aux exclusions qu'elle met en oeuvre.» Évoquant le rouleau compresseur des hégémonies, notamment la culturelle, Charron nous dit également que «les adeptes de ces machines finalisantes concrétisent le besoin d'autorité et de maîtrise refoulant une peur primitive du dissemblable, de l'étrange, de l'inconnu, du vide; affirment le triomphe de l'avoir et du pouvoir dans la consolidation des groupes - l'État en symbolisant l'accomplissement suprême.» Il y a là d'ailleurs de quoi réfléchir, notamment en ce qui a trait au culte de l'État et du soi-disant «modèle québécois» (fondé sur la mainmise étatique sur la société) qui est professé par les adeptes de l'idéologie nationalisto-indépendantiste...
Dans un chapitre consacré à la conception utilitariste de la littérature et dans lequel il dissèque de manière incisive et pénétrante l'influence de la pensée et de l'oeuvre du chanoine Lionel Groulx, ce véritable père fondateur du nationalisme prétendument «moderne» au Québec, et dont, quoique certains en disent, le mouvement indépendantiste d'aujourd'hui nous provient en droite ligne («Notre État français, nous l'aurons!», proclamait le doux prêtre), François Charron nous présente le nationalisme sous un jour qui reste certainement d'actualité: «Par un réflexe de réduction propre à toute conception du monde, le nationalisme ne peut que mettre un signe égal entre ses inquiétudes et les voix éparses devenues communes dans cet "écho net et puissant" (dixit Lionel Groulx), pour oblitérer tout ce qui recèle de l'inusité, de l'inconforme, de l'inutilisable. Il élève ainsi au rang de prophètes et de maîtres ceux qui, par servilité idéologique, prennent en main ses leçons et ses conseils pour "éduquer le peuple"» (re-dixit Lionel Groulx).
À observer de nos jours l'attitude bien répandue dans le mouvement nationalisto-indépendantiste qui prétend imposer la définition de ce qu'est un «bon Québécois» ( lire: indépendantiste) d'un «faux Québécois» ( lire: fédéraliste), et qui prétend également au monopole de la défense des intérêts du Québec ( lire: les intérêts propres à l'idéologie nationalisto-indépendantiste), tout cela sans parler de l'anecdote du fameux manuel de propagande indépendantiste destiné à laver les cerveaux de nos enfants à l'école, on peut constater combien Charron exprime ici le courage propre à la lucidité. La pensée de Lionel Groulx se fait donc bel et bien encore, sinon plus que jamais, agissante, particulièrement lorsqu'il s'agit de réduire le non-conformisme au silence.
D'ailleurs, Charron dit les choses clairement à ce propos: «Ce que clame tout haut l'abbé Groulx, moi, je le sens murmurer tout bas aujourd'hui, et les proclamations d'engagements, d'athéisme, de recherches formelles, ne sont pas des remèdes irrémédiables à cela. Demeure, indéfectible, le rapetissement idéologique qui nous transmet le ce-qui-va-de-soi du temps, les déclarations tapageuses pour bloquer l'écoute et noyer l'être dans l'expression répétée du dogme. Parce que le combat maintenant, paraît-il, ne devrait se faire que dans la limite des libertés permises. (...) Il faut que l'âme du groupe ne se détache pas de la mythologie nationale.» Et malheur à celui qui osera croire qu'il est capable de penser par lui-même et qui refuse de se plier à la pensée imposée par la pression du groupe, «parce que la pensée respectable des groupes, du moins c'est ce qu'on vous dit, est nécessairement supérieure à la pensée non sanctionnée des individus. Alors, il faut plaindre et prier pour ces énergumènes qui se jettent dans une parole jamais finie, une parole libre des attaches ancestrales.»
Si vous fautez contre le courant dominant, vous deviendrez donc un pestiféré, un «élitiste» qui méprise le groupe, un «individualiste» sans conscience sociale... un «mauvais Québécois» en quelque sorte. Tout ceci sans évoquer directement les insultes infamantes visant à mieux intimider toute voix discordante: «Traître!» ; «Vendu aux Anglais!»; «Laquais d'Ottawa», etc., épithètes que hurlent ad nauseam, tout en maniant la matraque de la calomnie, les éléments les plus réactionnaires du mouvement nationalisto-indépendantiste contre quiconque n'adhère pas à leur dogme.
Pourtant, il demeure vrai, comme le dit Charron, qu'«aucun groupe, aucune nation n'a la compétence qu'il faut pour s'emparer et traduire le jeu raffiné des motifs de la vie elle-même, et à vrai dire le savoir des groupes aurait tendance à favoriser un état assez inerte, une croyance souterraine au service de l'instinct de conservation, et qui se cristallise autour du noyau narcissique de ses adhérents. Seul le singulier a une conscience sensible apte à penser et dépenser le vivant. (...) Les assis de l'identité, de l'osmose, de la fusion nous volent notre imprenable respiration. Nous saurons, si la transperçante conscience de l'inconnu ne nous fait pas peur, nous passer avec joie de leurs très saintes nécessités qui nous classent et nous engrangent.»
En somme, outre de nous convier à nous méfier de ce «nouveau sacerdoce politique» qui, «nourri de la référence constante aux saints patriotes, et malgré les démons du désenchantement et de l'insécurité sociale florissante, demeure d'autant plus efficace qu'il est soumis par faiblesse complaisante de notre intelligentsia, elle même convaincue de la rédemption annoncée», ce que François Charron nous dit au fond à chacun de nous dans ce livre, c'est l'importance, voire la nécessité, d'assumer le devoir qui compte le plus dans cette existence humaine qui est dévolue à chacun de nous, et qui consiste à être et à rester libre: «Il est capital, si nous voulons préserver l'espace intact de l'expérience, de soustraire l'individu à la lignée ruminante de la tribu, d'en arriver à renoncer au paradis d'un pays toujours à venir et de continuer à parler quand même. (...) Alors la hantise de reconnaissance, d'acceptation, cède la voie à l'esprit curieux qui se rebelle.»
Souhaitons que la voix du poète soit davantage entendue qu'elle ne l'a été jusqu'à ce jour, pour que les mots «Être libre» puissent retrouver tout leur sens et toute leur portée, pour que chacun de nous puisse jouir pleinement de sa propre autonomie. Car si la liberté ne peut pas se vivre d'abord et avant tout dans chaque individu, elle ne devient alors que fiction sinistre et tromperie débilitante.