Un phare contre l'obscurantisme
Alors que nous commémorons ce mois-ci le quarantième anniversaire de la mort de ce grand précurseur de la modernité québécoise que fut Jean-Charles Harvey, il peut valoir la peine de se pencher sur l'impact et l'influence du journal hebdomadaire qu'il a fondé et dirigé, Le Jour, qui a paru de 1937 à 1946, mais qui reste assez peu connu, sinon méconnu, de nos jours.
Pour ce faire, je vous réfère au livre qu'a consacré à ce journal Victor Teboul (qui aujourd'hui anime le webzine Tolérance), et dont le titre est Le Jour: émergence du libéralisme moderne au Québec (éditions Hurtubise HMH).
La lecture de ce livre est utile à plus d'un égard. D'abord, il permet de découvrir tout un courant de pensée d'esprit progressiste, démocratique et libéral qui existait bel et bien durant une époque où l'obscurantisme religieux et idéologique prédominait dans la société québécoise du temps. Ainsi, on se rend compte du fait qu'il serait faux de prétendre que ce serait tout le Québec des années 1930 et 1940 qui embrassait l'idéologie d'extrême-droite et arriérée des élites nationalistes du temps, et dont un Lionel Groulx était le principal inspirateur. Dans Le Jour, on retrouvait en effet un grand nombre d'intellectuels, d'artistes et de créateurs de toutes sortes, tous des anticonformistes qui, autour de leur animateur Jean-Charles Harvey, ne craignaient pas de défier, avec vigueur et non sans courage, les tenants de l'orthodoxie et de la pensée caractéristiques de cette époque.
Dans ce livre donc, Victor Teboul décrit comment Le Jour a permis l'intrusion dans la société québécoise d'idées libérales et modernes, et cela malgré l'acharnement et la hargne avec lesquelles ce journal et ses collaborateurs étaient pourfendus par ceux qui s'efforçaient d'imposer au Québec l'hégémonie de leur idéologie réactionnaire et obscurantiste. La liberté de pensée et d'expression y était vigoureusement défendue contre toute prétention à imposer quelque dogme que ce soit. Aussi, à une époque où le racisme, sous ses formes anglophobe et antisémite en particulier, faisait partie du discours des élites nationalistes, l'équipe du Jour le combattait sans aucune concession ni ambiguïté.
Le Jour s'efforçait également de procéder à une double démystification de notre histoire: d'abord pour la sortir de l'approche misérabiliste et victimisatrice dans laquelle elle avait été maintenue par ceux qui en prônaient une approche essentiellement revancharde, mais aussi pour la dégager des fables débilitantes, enrobées de fausse «Gloire Nationale», dans lesquelles elle était enlisée. En ce sens, Le Jour avait pour but d'inciter les Canadiens français à renouer non seulement avec la réalité de leur histoire, mais aussi, par une connaissance plus lucide et démythifiée de leurs origines, à reprendre la maîtrise de leur présent et de leur avenir.
En outre, le livre de Teboul offre un survol pénétrant, et très stimulant je dois dire, de la vivacité intellectuelle, politique et culturelle qui caractérisait les esprits libres dans la société québécoise de cette époque. L'obscurantisme hégémonique qui régnait, au lieu de décourager l'équipe du Jour, les aiguillonnait à exprimer haut et fort leurs vues émancipatrices. Ceci a par exemple eu pour résultat de faire en sorte que, malgré la ferveur des élites nationalistes du temps pour le fascisme et le régime collaborationniste de Pétain dans la France occupée par les nazis, c'était ici-même au Québec, à Montréal, qu'existait le seul journal du monde francophone appuyant la France libre. Ce journal, c'était Le Jour, dans lequel on retrouvait d'ailleurs la plume de plusieurs grands écrivains français en exil, dont Jules Romains par exemple, qui y publiaient leurs textes anti-pétainistes et favorables à la Résistance contre l'occupant nazi. En ce sens, Le Jour a permis au Québec de décrocher un titre peu banal de fierté, pour ne pas dire un honneur bien légitime.
Cette vivacité propre au Jour ne s'opérait pas seulement dans les domaines politique, historique et idéologique, mais aussi sur le plan culturel et artistique. L'un des plus grands mérites du livre de Teboul est de nous faire découvrir que Le Jour accordait une priorité cruciale à la modernisation de l'éducation, en enfourchant notamment le cheval de bataille de l'éducation gratuite, universelle et obligatoire, tout en ne craignant pas de prôner une laïcisation honnie par les élites nationalistes, qui préféraient une éducation arriérée et soumise à la religion. Aussi, les arts, sous l'angle de la liberté de création sinon de l'audace, occupaient une large part des pages du Jour, et cela tant en ce qui concerne la littérature, la philosophie de l'art, la musique, la peinture, la sculpture, etc. D'ailleurs, il est intéressant en particulier de découvrir le combat du Jour pour le renouveau du théâtre, considéré comme un lieu où la liberté d'expression ne devait connaître aucune entrave religieuse ou idéologique. Aussi, on sent poindre dans les pages du Jour les prémisses de ce grand cri contre l'étouffement culturel et idéologique que fut le Refus Global, animé par le peintre Jean-Paul Borduas, qui retentit en 1948, soit à peine deux ans après la disparition du journal de Jean-Charles Harvey. En ce sens, on peut dire que Le Jour, en s'en prenant contre l'obscurantisme, a labouré les champs qui ont permis à la modernité de naître au Québec.
En somme, je dirais que la lecture de ce livre permet aussi de prendre conscience du fait qu'ils ont bien tort ceux qui invoquent encore de nos jours le fameux «contexte» pour justifier ou excuser l'obscurantisme de leurs ancêtres idéologiques qu'étaient les élites nationalistes de ce temps. En fait, il s'agit là d'une pure fumisterie, à laquelle recourent aisément ceux qui veulent occulter la réalité historique. D'un côté, oui, il y avait bel et bien dans le Québec de ce temps une idéologie dominante essentiellement réactionnaire et passéiste dont les tenants s'efforçaient, délibérément et sciemment, de maintenir leur emprise sur la société tout en étouffant les libertés. Et d'un autre côté, oui, il y avait tout aussi bel et bien au Québec un courant de pensée qui défiait ouvertement l'unanimisme et le conformisme des réactionnaires qui stérilisaient notre culture et qui fossilisaient nos institutions, et c'est ce courant, animé par Jean-Charles Harvey et son équipe du Jour, qui a, contre vents et marées, pavé la voie de la modernisation de notre société.
Ainsi, Le Jour a beau avoir été aux prises avec un «contexte» où la montée du fascisme, du racisme et du nationalisme étroit et sectaire suscitait la ferveur de certains, ce n'est cependant pas un tel «contexte» qui les empêcha de s'opposer aux idées réactionnaires et de promouvoir, chez nous même au Québec, de vraies idées de liberté et d'émancipation. Les gens du Jour n'ont pas, eux et contrairement à d'autres, cédé à l'air nauséabond du temps. D'où leur mérite, et aussi l'importance de renouer avec l'héritage de libertés qu'ils nous ont pourtant légué mais que les tenants du nationalisme qui prévaut aujourd'hui chez nous ont pris grand soin de nous faire oublier. Ceux qui aiment vraiment la liberté ne pourront qu'apprécier l'oeuvre du Jour et, souhaitons-le, s'en inspirer pour aujourd'hui, afin que puisse émerger au Québec une parole libre contre la pensée unique et les conformismes, quels qu'ils soient.