lundi, janvier 08, 2007

Des écrivains contre la pensée unique

Il y a de plus en plus de gens au Québec qui s'interrogent sur le règne de la pensée unique nationaliste et indépendantiste, qui se manifeste sous la forme de ce que, pour ma part, j'appelais il y a quelque temps le "nationalisme obligatoire".

En fait, ce n'est pas en soi le nationalisme québécois qui pose problème, car c'est une idéologie qui mérite d'être discutée et débattue, et qui a pleinement droit à ses titres de noblesse. Mais on devrait toutefois avoir le droit de ne pas être d'accord avec l'idéologie nationaliste, et de le dire librement, et cela sans se voir traiter de "traître à la Nation", de "laquais du fédéral" ou de "vendu aux méchants Anglos", épithètes dont usent les nationaleux les plus fanatisés pour tenter d'intimider l'expression libre des points de vue qui diffèrent du leur.

C'est le caractère obligatoire du nationalisme québécois, qui a atteint un statut de pensée unique, que nous devrions mettre en cause, sinon dénoncer, car les autres manières de penser le Québec, son identité, sa langue et sa culture, devraient avoir pleinement droit de cité chez nous, du moins si l'on veut que la démocratie et les libertés soient des réalités toujours tangibles au Québec. Il est parfois des évidences qu'il faut rappeler. L'une d'elles est celle-ci: Être Québécois, ce n'est pas être indépendantiste. L'indépendance n'est qu'une conception parmi d'autres du statut politique du Québec. Et aussi: Pas besoin d'être nationaliste pour être Québécois, même pure laine et heureux de vivre en français. Le nationalisme n'est qu'une idéologie parmi d'autres. Rien de plus, et certainement rien à sacraliser non plus.

Ainsi, quand les indépendantistes parlent du Québec, ils parlent de leur conception politique à eux, et non pas du Québec comme tel, et encore moins des Québécois, qui partagent tout un éventail de sensibilités et d'approches quant au régime politique à donner au Québec. Autrement, il s'agit essentiellement d'usurpation, sinon d'une conception exclusive, voire potentiellement totalitaire, de ce qu'est et devrait devenir le Québec sur le plan politique. Voilà ce qui devrait être constamment rappelé aux indépendantistes.

Il y a chez nous une réelle diversité d'opinions politiques, qui devrait être davantage respectée qu'elle ne l'est présentement. Nous en sommes rendus au point au Québec où plusieurs, surtout dans les milieux intellectuels et culturels, ont l'impression de vivre dans un climat qui est devenu unanimiste au point d'en être étouffant. Le blogueur
Yvan St-Pierre nous parle d'ailleurs de ce phénomène d'une manière particulièrement lucide pour ce qui concerne les milieux artistiques.

Et on peut se réjouir du fait qu'Yvan St-Pierre n'est pas le seul à s'en prendre à l'hégémonie de la pensée unique nationaliste. Une résistance commence à poindre, fait encourageant, dans les milieux littéraires. Dans le numéro de novembre 2006 (274) de la revue
Liberté, on sent se manifester une véritable volonté de respirer à l'air libre. Ce numéro est à lire pour ceux qui veulent découvrir le fait que l'unanimisme propre à la pensée unique nationaliste est en train de s'effriter dans les milieux où on croyait son hégémonie fermement et à jamais ancrée.

Le thème de ce numéro de Liberté dit tout: "Une littérature et son péché". Voilà qui rappelle cette époque où la déviance par rapport à l'orthodoxie catholique dans la littérature se voyait frappée d'interdit. De nos jours, la déviance est toujours réprimée, non plus par le clergé il est vrai, mais par les gardiens du Temple nationaliste et indépendantiste. Par exemple, Pierre Lefebvre affirme dans ce numéro qu'au cours de la période récente sur la scène intellectuelle et culturelle «il s'est dit des choses qui donnent froid dans le dos et qui ne laissent guère entrevoir de lendemains qui chantent quant à l'éventuel jugement que l'on pourrait avoir sur la nation québécoise», évoquant, entre autres cas, "L'Affaire Tremblay-Lepage" au cours de laquelle ces deux créateurs ont été vilipendés pour avoir osé questionner ou mettre en doute, ne serait-ce qu'un tout petit peu, le dogme nationalisto-indépendantiste.

Devant cela, Lefebvre écrit: «Je suis inquiet face à tout ça parce que, dans ces cas de figure, qui tous m'apparaissent hautement représentatifs de notre rapport à la littérature, ce qu'on l'on a reproché somme toute aux écrivains, si ce n'est à la littérature, c'est de dévier», ce qui, selon Lefebvre, «s'apparente à ce que reprochait l'Église à Galilée, c'est-à-dire non pas d'affirmer que la terre tourne, mais de le dire en public. (...) «cette exigence n'est qu'un désir plus ou moins avoué d'aveuglement, de surdité et de mutisme», (...) une «peur aussi de l'effort que demande toute prise de parole, si ce n'est la peur même de la parole, et ce, c'est le fin du fin, dans une belle province qui ne cesse de bramer que la langue est la chose la plus importante qui soit en ce monde».

Lefebvre dénonce également cette tendance dominante qui exige de la littérature «d'être encore et comme toujours au service de la nation, de la vision de la nation» . Selon lui, et je ne lui donnerai certainement pas tort là-dessus, «le Québec a définitivement adopté cette notion de la culture comme lieu de cohésion et d'identité nationale, si ce n'est de raison sociale, de raison d'État même, bref de la culture perçue et surtout vécue comme règle, si ce n'est commandement».

Est-ce dans un tel contexte qu'on fait des esprits libres? À chacun de se poser la question, notamment ces nationalistes invétérés qui n'ont que le mot "liberté" à la bouche mais qui dénient cette même liberté à quiconque pense autrement qu'eux...

Enfin, Pierre Lefebvre n'hésite pas à transgresser le tabou («Ô l'infâme hérétique, le sale traître!!! Vite, qu'on mette ce salopard au bûcher!!!», hurleront sans doute les Pierre Falardeau et autres adeptes de la version psychotique du nationalisme) en osant poser LA question: «le discours national aurait-il si bêtement remplacé le mensonge religieux qui, lui-même, n'était en définitive qu'une variante du discours patriotique? (...) Après l'Église-nation, gardienne de la langue et de la tradition - alors qu'elle ne cherchait qu'à préserver son pouvoir -, l'État-nation gardien de la langue et de la culture, qui lui aussi s'en sacre et ne se sert de ce discours de préservation fallacieux, comme son prédécesseur, que pour maintenir son autorité.»

Lefebvre n'est pas tout seul dans ce même numéro de Liberté à transgresser l'interdit. Je n'en citerai que quelques autres, afin de vous laisser le goût de mettre la main sur cette revue pour que vous puissiez en juger par vous-mêmes.

Par exemple, Michel Morin, essayiste et prof de philo au Cégep Édouard-Montpetit (son livre L'identité fuyante - éditions Les Herbes Rouges, 2004 - vaut grandement le détour!) décrit avec clarté et lucidité la conception bel et bien ethnique du nationalisme de la plupart des leaders du mouvement indépendantiste québécois, malgré qu'elle soit savamment masquée par un discours prônant un nationalisme prétendument "civique", histoire de rassurer le bon peuple. Morin met crûment les points sur les "i" à cet égard:


«On me dira, je l'entends d'ici, que je prends plaisir à ressasser une vision nationaliste depuis longtemps dépassée, fondée sur l'ethnicisme. Fort bien, mais alors, pourquoi "l'indépendance nationale" (comme le dit M. Landry avec un trémolo dans la voix) serait-elle la seule solution du point de vue des thuriféraires du nationalisme ? Pourquoi est-ce encore la seule solution après deux référendums négatifs ? (...) Pourquoi aucun accomodement politique n'est-il pas acceptable ?»

«Pourquoi, s'il ne s'agit pas d'un dogme, pourquoi, si, plutôt que de solution, ce ne serait pas de salut qu'il faudrait parler ? Quoiqu'il arrive dans la réalité, quoi qu'il en soit de l'état réel des choses qui a nom liberté et prospérité, dont jouit en effet le peuple dit "québécois", la misère perdure, laisse-t-on entendre, le malheur continue, le sentiment de perte est toujours ressenti, nos ennemis s'acharnent ! "Il n'y a qu'une solution !" Étrange solution, unique, unilatérale, prétendue accession à la maturité mais qui ferait étrangement figure de retour ! Est-ce là maturité que de souhaiter revenir à l'identité perdue, faire retour à la pure origine de notre prétendue intégrité nationale ? N'est-ce pas le contraire même de la maturité que ce rêve de retour au mythe originel ?»

Michel Morin poursuit: «On m'objectera le nationalisme civique et l'intégration des immigrants ! S'il était vraiment question de nationalisme civique, on apprendrait à vivre pleinement ce qui existe déjà... au Canada, voire en Amérique du Nord. Qu'est ce qui, dans la logique du nationalisme civique, nous retiendrait de nous joindre aux États-Unis où il existe aussi ? Certes, me dira-t-on peut-être, ce serait un nationalisme civique en français ! Mais n'y a-t-il pas déjà au Québec un nationalisme civique en français ? Que veut-on lui ajouter ? Une petite dose de retour à l'origine bien de chez nous, peut-être ? Un petit allant folklorique ? Bref, que peut-on vouloir lui ajouter d'autre qu'un fort influx de nationalisme ethnique ?»

Enchaînant sur la matrice idéologique du nationalisme québécois, Morin nous dit que «Sous ce masque de Québécois, de civisme et d'ouverture aux immigrants, rien d'autre finalement que le retour à l'identité perdue. Qu'il s'agisse là d'un pur fantasme, tout psychanaliste amateur en conviendra. Qu'il soutienne encore aujourd'hui le discours politique et culturel nationaliste envers et contre la réalité qui n'a cessé de se transformer depuis deux siècles au point d'aboutir à ceci que, en 2006, existe en Amérique une société française au sein même du Canada avec des extensions à travers tout le territoire canadien, plus libre, plus prospère, bref, plus puissante qu'elle ne l'a jamais été dans son histoire, cela ne fait que confirmer son caractère de fantasme. Et que sa dernière ruse (...) consiste à se faire passer pour une accession à la maturité, voilà ce que j'appelle la Grande Arnaque, dont l'effet est d'inhiber non pas tant le développement économique, voire politique, de la société, mais, de façon décisive, son essor culturel, en faisant patauger la culture en un ressassement qui n'en finit plus.»

«Si l'on veut parler sérieusement d'accession à la maturité, elle devrait consister, comme c'est le signe de toute maturité, à prendre acte de la réalité telle qu'elle s'est développée, à penser et à agir en conséquence, en coupant une fois pour toutes le cordon ombilical maternisant du retour à l'origine, ce qui, concrètement, veut dire: rompre avec l'idéologie de l'indépendance à tout prix, considérée comme la solution, en faisant preuve du même courage que les socialistes et les communistes européens qui ont rompu une fois pour toutes avec le dogme de la dictature du prolétariat, pour partir de leur orientation propre, à la construction de l'Europe.»

Michel Morin rappelle enfin, toujours à l'encontre du fantasme idéologique, quelques réalités bien tangibles:

«Il ne saurait y avoir d'autre justification à ce projet indépendantiste à tout prix qu'un état de profonde oppression et de misère, la révolution politique (puisque c'est de cela qu'il s'agit) s'imposant comme seule issue. Or, il se fait que la société qu'il est ainsi question de "libérer" figure parmi les plus libres et prospères du monde.»

«Plutôt que de contribuer à regénérer cette société par des représentations originales, singulières, voire excentriques, de ses possibilités et de ses ressources, plutôt que d'ouvrir aux individus des voies de rêves et d'invention d'eux-mêmes et de leurs vies, on oeuvre à les enchaîner à des représentations misérabilistes dont la seule issue semble être la rédemption nationale par l'indépendance. Sans jamais souligner que cette "indépendance" sera celle d'un État (et non du peuple) dont on aura à l'avance justifié la tendance à étendre et à accroître son contrôle des destinées individuelles sur tous les plans, notamment moral et comportemental».

Le dernier auteur que je citerai, cette fois brièvement, est Robert Richard, qui émet un voeu qui devrait être celui de tous les esprits réellement libres, particulièrement chez ceux qui se prétendent créateurs et artistes: «Que l'art et la littérature pourraient être vus comme posant délibérément et effrontément un défi. À qui, à quoi ? Aux agitateurs de drapeaux, quels qu'ils soient».

Et Robert Richard de nous rappeler enfin: «Avoir l'audace de l'audace, tout est là... Non pas pour former une nation forte, invincible. C'est même le contraire.»

Y a-t-il des audacieux dans la salle?