dimanche, janvier 28, 2007

















Vive l'hérésie!

Par Daniel Laprès
(Article paru dans La Presse, Montréal, 28 janvier 2007, p. A12)

Il y a un réel besoin de liberté dans la société québécoise d’aujourd’hui. Un besoin d’esprit critique, de dissidence, d’hérésie même. C’est que, comme le souligne le philosophe hérétique Michel Morin dans L’identité fuyante (éditions Les Herbes Rouges), « il n'existe pas [au Québec] un espace de reconnaissance et de discussion de la parole libre et pensante. N'existent que des versions diverses, ressassées, de la même vulgate sociale-nationale». Ou encore, comme le disait le regretté Jean Papineau ─ un autre hérétique ─ dans Dialogues en ruine, un recueil d’entretiens présentés par Laurent-Michel Vacher (éditions Liber) et qui conserve toute son actualité, «celui qui aime ce pays [le Canada] est maudit. Il ne peut donc que se taire. Symboliquement au Québec, être nationaliste, c'est avoir le droit d'exister ; être contre le nationalisme, c'est mourir à soi-même et à sa communauté».

En effet, l’idéologie nationaliste et indépendantiste est devenue chez nous hégémonique au point où on ne peut la critiquer impunément, ou même la questionner ne serait-ce que timidement. Comme le dit Michel Morin : « Fort peu s’y risquent. Ceux qui l’osent en paient le prix». On se souvient par exemple des questionnements des Michel Tremblay et Robert Lepage qui, l’an dernier, avaient émis certaines réserves et interrogations devant le projet indépendantiste. Le tollé qui s’ensuivit les fit vite se taire, M. Tremblay s’étant même senti obligé d’affirmer qu’on ne l’y reprendra plus à s’exprimer sur des questions semblables. On peut penser aussi à René-Daniel Dubois, qui s’en était pris avec sa verve caractéristique au ronron nationaliste, mais qui fut ensuite conspué et calomnié au point où même lui, qui n’est pourtant pas réputé pour garder sa langue dans sa poche, ne veut plus se mêler du débat national. Ou encore à l’historienne Esther Delisle, qui avait fait ressurgir dans sa thèse de doctorat l’adhésion au fascisme et à l’antisémitisme des élites nationalistes québécoises de l’époque située autour de la deuxième guerre mondiale. Depuis, Mme Delisle, qu’on a notamment fait passer littéralement pour une folle (voir le documentaire Je me souviens, d’Éric Scott, où on voit un prof d’université ultranationaliste la qualifier ainsi), a été bannie du monde universitaire québécois, n’ayant jamais pu y prononcer une seule conférence académique, bien qu’elle ait tout de même obtenu son diplôme malgré l’opposition hargneuse de certains inquisiteurs nationalistes. «Mourir à soi-même et à sa communauté», disait Jean Papineau: Mme Delisle sait ce que ça veut dire, et elle en a payé chèrement le prix.

Ces cas-là sont loin d’être isolés. Celui qui, sans autres moyens que sa plume ou sa prise de parole, ose s’en prendre à la pensée unique nationaliste et indépendantiste subit sans tarder la matraque de la calomnie et des injures, sans que ses arguments soient débattus sur le fond. Pour prendre la mesure du phénomène, on n’a qu’à surfer dans les forums indépendantistes sur Internet et, à coup sûr, on y verra nombre de bûchers symboliques allumés contre des commentateurs fédéralistes connus ou non.

Toutefois, cette hargne intolérante dont font preuve les éléments les plus réactionnaires du mouvement nationaliste et indépendantiste pour étouffer la dissidence et l’hérésie est plus qu’un signe patent de leur faiblesse : c’est aussi leur principal talon d’Achille. Car ici comme ailleurs, l’histoire a souvent démontré que, contre les absolutismes et dogmatismes qui fossilisent les idées et stérilisent la culture, les porteurs d’avenir ont toujours été du côté des dissidents et des hérétiques. Ce sont eux qui ont toujours fait accoucher les libertés dans les sociétés, et qui ont fécondé la culture et la civilisation. En défiant le conformisme et en ne craignant pas de perturber l’opinion dominante par l’exercice de leur libre pensée, quitte à se voir pointés du doigt par les inquisiteurs du moment, ils ont montré qu’ils étaient du côté de la vie, qui est toujours mouvement, liberté et création.

Ce qu’on peut déduire du climat d’absolutisme idéologique qui perdure, c’est qu’au Québec le non-conformisme n’est plus là où on le pensait il n’y a encore pas si longtemps. Aujourd’hui, se tenir debout et ne pas céder devant la pression conformiste imposée par l’idéologie nationaliste et indépendantiste relève véritablement de la contre-culture. C’est afficher sa dissidence que de se dire Québécois sans nécessairement être nationaliste, c’est faire preuve d’hérésie que de considérer, sans avoir peur de l’affirmer, que le Canada n’est pas le goulag, mais un projet dans lequel, en y travaillant, les Québécois et les francophones peuvent se réaliser et s’épanouir.

Si on pense ainsi (mais sans pour autant prétendre au monopole de la vérité, bien au contraire), on devrait quand même prendre la liberté de le dire. Sans craindre qui ou quoi que ce soit. Quitte à en payer le prix, celui de la liberté, qui en vaut bien la peine, après tout. Sur ce : vive l’hérésie!