vendredi, janvier 26, 2007

«Je me souviens»...
Ah, oui? Vraiment ?

Je vous présente aujourd'hui un autre documentaire, celui-là réalisé par Éric Scott, et qui a pour titre la fameuse devise québécoise «Je me souviens». J'avais découvert ce film (dont je n'avais pas entendu parler au moment de sa sortie il y a quelques années), tout-à-fait par hasard, l'été dernier, en fouinant dans la section des documentaires de La Boîte Noire, rue St-Denis.

On y retrouve l'histoire d'Esther Delisle qui, alors qu'elle enseignait l'histoire au Cégep François-Xavier Garneau à Québec, avait entrepris une thèse de doctorat sur l'antisémitisme et le fascisme des élites nationalistes québécoises des années 1930 et 1940. Mais bien mal lui en prit, car en nous mettant le nez dans l'idéologie de fumier qui régnait parmi bon nombre des «beaux esprits» du Québec nationaliste d'alors, Mme Delisle, la téméraire, s'est trouvée à voguer en pleine zone interdite.

Et pour avoir osé enfreindre le tabou, on lui a fait payer le prix bien durement, car elle a ainsi accompli un véritable suicide professionnel. En plus de s'être fait passer pour une cinglée (selon la bonne vieille méthode totalitaire du traitement psychiatrique de la dissidence), Esther Delisle reste depuis ce temps une bannie, à qui on n'a jamais permis de prononcer une seule conférence académique dans une université québécoise.

Ce qu'a démontré Mme Delisle dans sa thèse, c'est qu'il y avait dans les élites nationalistes québécoises des années 1930 et 1940 un véritable engouement pour le fascisme et l'antisémitisme. Pour ce faire, elle a analysé les pages du Devoir de cette période, où elle a répertorié pas moins de 1007 articles à tonalité antisémite ou fascisante. Elle a aussi relevé nombre d'écrits de l'abbé Lionel Groulx, notamment dans la revue L'Action nationale, dans lesquels celui-ci proclame sa ferveur fasciste et son antisémitisme viscéral. Et dans «Je me souviens», comme toile de fond pour mieux saisir l'ambiance idéologique de l'époque, on peut aussi entendre les discours de plusieurs personnalités influentes dans les milieux nationalistes du temps, dont entre autres les Henri Bourassa, Georges Pelletier, Alfred Rouleau, Esdras Minville, Camillien Houde, Robert Rumillly, tous disparus depuis mais dont un bon nombre voient toujours leur mémoire célébrée par diverses institutions ou voies de circulation dédiées à leurs noms.

Certains prétendent que ces gens s'étaient vite rétractés après que l'on ait découvert, au lendemain de la guerre, les horreurs du fascisme. Ah oui, vraiment? Pas si sûr que ça...

Par exemple, bon nombre de ces «beaux esprits» s'étaient mobilisés dans les années suivant la guerre pour la défense de français ayant collaboré activement avec les nazis durant l'occupation allemande et qui s'étaient «réfugiés» au Québec. Le tout sous la houlette de l'historien Robert Rumilly, qui mit sur pied un «Comité de défense des réfugiés français», avec l'aide des ténors nationalistes de l'époque, dont Lionel Groulx n'était pas le moindre, aux côtés également de René Chaloult, un fasciste notoire (qui, incidemment, fut le député ayant piloté l'adoption du fleurdelysé en tant que drapeau du Québec).

Il est à noter également que, parmi les membres du comité de défense de ces criminels fascistes, on retrouvait des Camille Laurin, Denis Lazure, Doris Lussier et Jean-Marc Léger (Léger est l'un des «beaux esprits» qui gravitent autour de la Fondation Lionel-Groulx), qui tous furent des personnalités influentes du mouvement indépendantiste durant les décennies qui s'ensuivirent, qui tous aussi croulèrent de leur vivant sous les décorations du genre "patriote de l'année", mais à qui jamais il ne fut demandé de rendre des comptes concernant leur activisme visant à protéger de tels collabos. Quelle ironie que de voir de nos jours les tartuffes qui vénèrent toujours les Camille Laurin et compagnie traiter de «collabos» les Québécois francophones qui osent ne pas être ni nationalistes ni indépendantistes!

Ces «beaux esprits» déployèrent donc toute leur énergie pour protéger des individus nettement sinistres. L'un de ceux-ci, Jacques de Bernonville, était un haut dignitaire du régime de Vichy, en plus d'être membre de la Waffen SS, et il fut, entre autres crimes majeurs dont de multiples tortures et assassinats, responsable du massacre de centaines de résistants français dans le Vercors.

Un autre de ces collabos protégés par Rumilly et ses acolytes était Georges-Benoît Montel, préfet de la ville d'Annecy pour le régime de Vichy, et qui dénonça avec zèle un grand nombre de résistants français aux occupants nazis, les vouant ainsi à une mort certaine. Dans le documentaire, on peut d'ailleurs entendre la fille d'un grand résistant de cette région qui fut dénoncé à la Gestapo par Montel, et qui trouva la mort à Dora, qui était l'un des plus effroyables camps de concentration nazis. Selon elle, Montel était un criminel et un monstre qui fut directement responsable de la mort atroce d'un grand nombre de personnes. Mais ce fait n'arrêta pas Rumilly et ses acolytes dans leur ardeur. Ils firent tout ce qui était en leur pouvoir pour assurer à ces soi-disant «réfugiés» un séjour confortable au Québec. Montel, par exemple, obtint aisément un poste à l'Université Laval, et il dirigea l'hôpital de Sorel à partir de 1948. Tandis que Montel est mort paisiblement chez nous, Bernonville eut moins de chance: malgré les démarches inlassables des Rumilly, Chaloult et consorts, il dut s'enfuir au Brésil en 1951, où il est mort assassiné dans des circonstances troubles en 1972. (Un livre de l'historien Yves Lavertu, L'Affaire Bernonville, dévoile les dessous de cette affaire peu reluisante pour les individus qui se sont compromis dans la défense de ce personnage infect).

Donc, même durant les années suivant la guerre, alors que l'on connaissait toute la réalité des horreurs commises par ces individus, ces ténors majeurs du nationalisme d'ici, aveuglés par leur idéologie profondément réactionnaire et par leur admiration sans bornes pour le Maréchal Pétain et sa sinistre clique de collabos, persistèrent dans leur indécence en protégeant envers et contre tous de véritables crapules fascistes.

Mais Esther Délisle est catégorique: dans le film, elle affirme clairement que, s'il est vrai que l'élite nationaliste du Québec d'alors affichait une sympathie active pour le fascisme et l'antisémitisme, la population du Québec, elle, n'a jamais suivi cette funeste orientation. Par exemple, elle souligne que les consignes de boycott des commerces juifs n'ont jamais fonctionné, les gens fréquentant ces commerces malgrés les exhorations à ne pas le faire. Avec raison, Mme Délisle se réjouit du fait que Le Devoir de ces années-là ne rejoignait que très peu la population générale. En ce sens, on assistait à l'époque à une véritable division entre l'intelligentsia dominante et le reste de la population québécoise, celle-ci ayant su faire preuve de bon sens et, surtout je dirais, de décence.

Cependant, une scène du film est assez révélatrice de l'ostracisme qui fut réservé à Esther Délisle. L'un des membres du jury professoral devant se prononcer sur la thèse de Mme Délisle était Guy-Antoine Lafleur, professeur de science politique à l'Université Laval. Lafleur, un nationaliste invétéré, s'était farouchement opposé à ce que Mme Délisle obtienne son doctorat. On le voit en entrevue alors qu'il tente de justifier son point de vue. La scène donne réellement froid dans le dos. Adoptant une posture digne du Grand Inquisiteur de Dostoïevski, Lafleur, le regard glacial, prend une longue respiration, puis se met à prononcer en éructant une longue série de monosyllabes sa condamnation contre Esther Délisle, qu'il traite carrément de déséquilibrée mentale. Mais, peine perdue pour l'inquisiteur: Esther Delisle a en bout de ligne tout de même obtenu son doctorat.

En outre, ce documentaire expose la réalité de l'antisémitisme, qui à cette époque sévissait un peu partout en Occident, notamment aux États-Unis et dans le reste des provinces canadiennes. Mais la différence est que, dans le reste du Canada tout comme aux États-Unis et ailleurs, cette réalité n'est pas occultée et les historiens qui s'y penchent ne subissent en rien l'ostracisme et le bannissement dont Mme Delisle reste frappée encore de nos jours. On n'y pas non plus, contrairement à chez nous, transformé des antisémites et des fascistes notoires en héros dignes d'être commémorés en dédiant à leur nom des institutions et diverses voies de circulation. En France par exemple, on ne retrouve pas de station de métro ou de collège au nom de Charles Maurras (le grand inspirateur de Lionel Groulx), ni de boulevard aux noms de Philippe Pétain ou Pierre Laval.

Le principal crime qu'a commis Esther Delisle, et pour lequel on l'a fait chèrement payer, a été de dire ce qu'il ne faut pas dire, de montrer ce qui devait rester caché. Cela est probablement parce que les personnages douteux dont elle dévoile la funeste idéologie et les actes ne sont pas étrangers à un certain nationalisme dont on ne souhaite pas, de nos jours, remonter jusqu'aux véritables origines. On préfère ainsi occulter une partie pas du tout anodine de la réalité historique, mais qui fut et qui demeure très gênante.

Pourtant, la devise du Québec est «Je me souviens», mais tout indique qu'une certaine intelligentsia s'efforce toujours, non sans acharnement, de faire tout ce qui est en son pouvoir pour que l'on ne puisse pas se souvenir de certaines choses. Maintenir le peuple dans l'ignorance du passé tel qu'il était semble être leur approche de prédilection.

Mais en tout cas, j'invite ceux et celles qui le peuvent à regarder ce documentaire, et aussi à fouiller davantage la réalité de cette époque trouble de notre histoire, en se défiant de l'occultation dont on l'a enveloppée. Et ils pourront ensuite en juger par eux-mêmes.

On peut se procurer «Je me souviens» en le commandant dans certaines boutiques de films, ou encore en communiquant directement avec son réalisateur: ericscott@videotron.ca