lundi, avril 14, 2008

1905 au Québec :
Seul contre
l'antisémitisme

Nos nationaleux ignorent beaucoup de faits quant à l'histoire des Québécois, particulièrement celle de ces Québécois qui ont le plus lutté pour nos libertés fondamentales et pour la modernisation de notre société. De ceux-là, pour tout dire, ils ne savent rien.

C'est qu'ils préfèrent s'adonner au culte de crapules racistes et réactionnaires, dont Lionel Groulx reste le plus en vue de nos jours. Ils lui accordent même le titre de "Grand Homme de notre histoire", "d'éveilleur de la conscience nationale des Québécois", et autres proclamations creuses du même acabit et caractéristiques de leur servilité à l'égard de ceux à qui ils confient le rôle de penser à leur place. Leur Groulx, ils y tiennent mordicus et ils le défendent toujours bec et ongles. Leur argument-massue, mais qui se révèle plutôt piteux à l'examen, consiste à justifier le caractère ignoble des thèses racistes et fascistes de Groulx en invoquant niaiseusement le "contexte" qui était le sien.

Ainsi, à en croire nos fumistes nationaleux, le "contexte" d'où aurait émergé Groulx faisait en sorte qu'on ne pouvait alors qu'être, par exemple, antisémite, parce que dans ce temps-là tout le monde l'aurait été. Même chose pour l'idéologie réactionnaire et le fascisme de Groulx et de ses sbires. Outre le fait que cette prétention constitue, en soi, une insulte à la mémoire de l'ensemble nos aïeux ayant vécu à cette époque, une étude le moindrement minutieuse des faits historiques montre qu'il s'agit là d'une grossière fausseté.

Des Québécois humanistes et progressistes qui condamnaient, par exemple, l'antisémitisme, il y en avait bel et bien, et cela dès le début du 20e siècle. Pour donner une idée du courage d'un Québécois qui, dès 1905, s'était tenu debout contre cette bêtise monstrueuse qu'est l'antisémitisme, j'ai cru bon de reproduire ici cet extrait des Mémoires de Télesphore-Damien Bouchard, dont j'avais évoqué la biographie dans La Presse, le 9 mars dernier.

Ça se passe donc en 1905, au moment des pogroms de Russie et d'Ukraine, où des paysans juifs viennent d'être massacrés par milliers. Bouchard, dans son journal libéral de Saint-Hyacinthe, L'Union, riposte à un article terriblement antisémite (et imbécile) paru dans le journal réactionnaire et clérico-nationaliste Le Travailleur, de Chicoutimi. L'auteur de cet ignoble écrit avait caché sa véritable identité en se voilant derrière un pseudonyme, Le Petit Poucet. (Décidément, il semble bien que nos nationaleux d'aujourd'hui, dont bon nombre emploient sur le web ce subterfuge déshonorant qu'est l'anonymat pour se permettre de calomnier leurs adversaires, s'inscrivent dans une véritable tradition...)

Voici donc la riposte de T.-D. Bouchard au minable Petit Poucet, tel qu'il le raconte dans ses Mémoires (chers nationaleux qui liront ces lignes, soyez avertis, vous qui n'aimez guère les écrits qui dépassent deux ou trois phrases, le texte de Bouchard est plutôt long) :


"Le sentiment des réactionnaires de l'époque, tout comme celui que professent les réactionnaires d'aujourd'hui contre la France, ne saurait être qualifié de xénophobie puisque nous sommes de descendance française. Chez eux c'était, comme c'est encore maintenant, du pur fanatisme religieux. C'était aussi ce fanatisme, plutôt que la haine de l'étranger, qui animait les réactionnaires de1905 contre nos concitoyens de langue anglaise et contre les Juifs.

Les Juifs ne jouissaient pas d'une grande influence dans le domaine politique de la province et du pays, et les cléricaux les attaquaient ouvertement. Un autre article du journal Le Travailleur de Chicoutimi me permettra d'illustrer les appels aux préjugés de race et de religion auxquels on avait recours pour soulever les Canadiens français contre leurs compatriotes d'origine juive. Je les trouvais tellement honteux et condamnables que je résolus de me constituer le seul défenseur, dans la presse française de la province, d'une classe de citoyens vilipendée si bassement par un des organes attitrés des réactionnaires du temps.

L'auteur de la diatribe du Travailleur signait "Petit Poucet". Voici, selon lui, le programme qu'il adopterait s'il était un dictateur politique :

"En outre, je mettrais tout en oeuvre pour éloigner de notre cher pays le plus redoutable de tous les fléaux, la plaie des peuples, la juiverie. Je ne commettrais pas l'inconcevable sottise de persister à recevoir à bras ouverts, pourrais-je dire, une race méprisable qui cherche sans cesse à étouffer la vraie civilisation, à anéantir le christianisme, à miner les nations, qui porte au front l'indélébile caractère de son horrible crime, et qui, déicide à travers les âges, s'efforce partout de détruire la religion divine fondée par Celui que sa haine a cloué sur la croix du calvaire".

Cet article du champion politico-religieux des réactionnaires du Saguenay m'inspira les commentaires suivants:

"Décidément, Petit Poucet n'a pas dû frémir à la lecture des horreurs que les sauvages russes de son espèce viennent de commettre dans les rangs des Juifs en massacrant des hommes, des femmes, des vieillards et des enfants parce qu'ils étaient de la prétendue race maudite. Petit Poucet a dû bondir d'indignation en apprenant que Wilfrid Laurier, un de nos grands hommes canadiens-français, avait prononcé un discours dans une assemblée convoquée dans le but de venir en aide aux malheureuses victimes de ces atrocités, qui ont enlevé au gouvernement russe toutes les sympathies qui lui restaient encore, malgré son despotisme outrancier.

Cette haine des Juifs dont le coeur de Petit Poucet est rempli, à quoi donc peut-on l'attribuer si ce n'est aux préjugés les plus aveugles ? Est-ce que les Juifs d'aujourd'hui sont responsables d'un crime qui aurait été commis par un certain nombre de leurs compatriotes, il y a dix-neuf cent ans ? Son Dieu, qu'il dit souverainement juste, pourrait-il faire peser sur la centième génération le crime d'un fou quelconque ? Nos lois, qui ne sont qu'humaines, ne sont pas assez barbares pour rendre le fils responsable des actes de son père, et on voudrait que la divinité punisse éternellement tout un peuple pour le crime des habitants d'une seule ville !

Petit Poucet ignore-t-il que ce phénomène politique et ethnologique qui s'est produit chez les Juifs est commun à un grand nombre d'autres peuples ? Que reste-t-il aujourd'hui des Huns, des Gaulois, des Francs et de tant d'autres nations qui sont disparues ? Ces peuples, si puissants un jour, n'existent plus et ils n'ont certainement pas crucifié leurs dieux. Que reste-t-il des Indiens qui habitaient notre pays ? Leur disparition aurait-elle été, elle aussi, la conséquence d'un déicide ?

Petit Poucet, apprends que la haine des Juifs est due chez toi à un des préjugés les plus injustes, et surtout apprends que parmi les Juifs, il y a des hommes fort honnêtes, comme il y a aussi de la canaille chez les Canadiens français. Tous les peuples sont constitués de la même façon ; tous ont leurs panthéons et leurs prisons.

Il y a un grand nombre de Canadiens français qui ne perdraient pas leur temps s'ils étudiaient et s'ils tâchaient d'imiter l'esprit d'économie d'une certaine classe de Juifs, leur sobriété et leur esprit de travail. Si certains d'entre eux s'enrichissent, c'est qu'ils économisent les quelques sous qu'il gagnent péniblement au lieu de les boire à l'auberge du coin ; de nombreux Canadiens français deviendraient également riches s'ils suivaient leur exemple.

Petit Poucet se dira évidemment qu'il n'est pas le seul à détester les Juifs. Malheureusement, ce n'est que trop vrai. Il ne s'ensuit pas pour cela qu'il ait raison. Les plus grandes erreurs sont ordinairement celles qui sont le fait du plus grand nombre. Les juifs se consolent en pendant que, dans tous les pays, il existe des gens éclairés qui les estiment, et dont le pays est le monde, dont la patrie est l'humanité, et leurs concitoyens, les gens de bien.

Petit Poucet n'est pas encore grand ; son estomac n'est pas assez bien conformé pour lui permettre de manger suffisamment de soupe et il ne le deviendra jamais. Sa patrie, heureusement, ne souffrira en aucun temps du fait que lui et ses semblables resteront toujours petits."

Télesphore-Damien Bouchard, L'Union (Saint-Hyacinthe), 1905, cité dans Mémoires, tome 2, Montréal, éditions Beauchemin, 1960, pp. 100-102.

C'est lorsque j'avais découvert qu'en 1905, au temps même où l'antisémitisme le plus pourri et le plus crasse étaient répandus chez nous par des ignorants fanatisés, on avait chez nous un digne compatriote, T.-D. Bouchard, pour se tenir debout contre cette peste morale, que j'ai compris l'importance de sortir de l'oubli où il est resté confiné un personnage d'une telle noblesse et d'un tel courage. Son action et son engagement, contrairement à ceux de ses adversaires réactionnaires, nous honore tous parce qu'il était, comme Louvigny de Montigny, l'un des meilleurs parmi les nôtres.

C'est de l'inspiration que l'on peut tirer de la pensée et de l'oeuvre d'un T.-D. Bouchard dont les Québécois démocrates ont besoin aujourd'hui. Mais pourtant, à peu près personne ne le connaît, tandis que l'infect Lionel Groulx est commémoré partout, en plus d'être devenu une icône à laquelle bien mal venu serait celui qui oserait lui toucher.

Aussi, quand on lit les propos de Bouchard, on comprend que le peuple avait quand même accès à de l'information juste et éclairée sur la réalité des choses quant aux prétentions ignobles des discours antisémites qui faisaient rage dans ce temps-là. D'ailleurs, le peuple de chez nous n'a, pour l'essentiel, jamais suivi nos xénophobes du temps. Les élites clérico-nationalistes étaient, elles, xénophobes. Pas le peuple.