Besoin d'air...
Passionné d'astronomie, notamment parce que cette science permet de relativiser bien des choses quant à notre monde qui n'est pas bien gros, je ne rate jamais un nouveau livre d'Hubert Reeves. Je me suis donc précipité en librairie le weekend dernier pour mettre la main sur les Mémoires d'Hubert Reeves, intitulés Je n'aurai pas le temps, qui viennent tout juste de paraître.
Je suis tombé sur un passage qui, je pense, vaut la peine d'être relevé. Parlant en pages 149-150 de l'effervescence des années 1960 au Québec, Hubert Reeves rappelle que cette période "fut aussi celle de l'avènement du fait français sur le plan social." Il raconte avoir d'abord vu très positivement un tel changement. Mais Reeves poursuit son propos en évoquant certaines réalités qui, il me semble, donnent beaucoup à réfléchir. Même si ce qu'il raconte a eu lieu il y a plus de quarante ans, beaucoup de faits indiquent que nous sommes encore, au Québec, aux prises avec le profond malaise qu'il évoque et qui l'avait fait chercher d'autres horizons :
"Mais cet engouement francophile avait une contrepartie dont je pris progressivement la mesure. Bientôt s'imposa, chez plusieurs professeurs de l'université de Montréal, l'idée que nous devions utiliser comme manuels de classe uniquement des livres en français. C'était sans tenir compte du fait que, pour chaque matière, on pouvait facilement trouver dix livres en anglais contre un seul en français. Notre rôle d'enseignant étant de donner à nos étudiants québécois la meilleure formation scientifique possible, il importait, me semble-t-il, de leur fournir le matériel scolaire le plus adéquat. Ma position me semblait plus profitable à nos élèves que celle de mes collègues, qui refusaient les manuels en anglais. Elle me valut quelques remarques aigres qui me pesèrent et me donnèrent envie d'aller voir ailleurs et chercher une ambiance moins plombée par ces tendances nationalistes.
Besoin d'air
Le paroxysme fut atteint au cours de la préparation d'un nouveau projet. Les physiciens de notre département caressaient l'idée de construire un accélérateur de particules sur le site de l'université. Cet instrument permettrait à nos chercheurs et à nos étudiants d'entreprendre des travaux originaux sur place, mettant Montréal sur la carte des centres de recherche en physique nucléaire. Cette entreprise coûteuse reçut l'aval des autorités gouvernementales, qui suggéraient d'y associer les physiciens de McGill, l'université anglaise de la ville. Elles promettaient d'augmenter les subsides de façon importante si ce programme conjoint était accepté. Grogne chez plusieurs de mes confrères : quelle langue parlerait-on dans ce laboratoire ? Vraisemblablement surtout l'anglais. Alors, pas question de collaborer avec McGill. Résultat : le programme conjoint fut refusé. J'en fus navré et plus que jamais décidé à prendre un peu d'air..."
Ce que raconte Hubert Reeves dans ces lignes donne en effet à réfléchir, ne trouvez-vous pas ? Combien y a-t-il de ces Québécois d'envergure comme Reeves qui, étouffant sous les coups de butoir du nationalisme obligatoire et de la bêtise identitaire, étouffaient ici et ont dû "prendre un peu d'air" ailleurs ? Combien y en a-t-il encore de nos jours ?
Aussi, nos nationaleux vont-ils se mettre à traiter à son tour Hubert Reeves de "traître", de "vendu", d'adepte du "Québec Bashing", de "collabo" et autres qualificatifs du même niveau que celui que leur inspire ce crétinisme qui les rend toujours si satisfaits d'eux-mêmes, et cela tout simplement parce qu'Hubert Reeves n'aura fait qu'exprimer librement sa pensée ? La contribution significative du grand Québécois qu'est Hubert Reeves à la culture scientifique et intellectuelle du Québec et de tout le monde de la francophonie se fera-t-elle cracher dessus parce que Reeves aura osé affirmer une telle hérésie ? Se verra-t-il lui aussi banni de la "patrie" par les nationalistes sectaires ?
À suivre, donc...
Hubert Reeves, Je n'aurai pas le temps, Paris, Les éditions du Seuil, 2008.