mercredi, octobre 12, 2005

Sur le Canada dit «Anglais»...

Je commence aujourd'hui par une longue citation:

«Un événement, qui date de vingt ans, allait me convaincre d'écrire cette histoire: le 16 octobre 1970, juste avant l'aube, la police et des soldats en uniforme envahirent une ville endormie. Munis de pouvoirs extraordinaires, ils s'introduisirent dans les domiciles, fouillèrent les appartements, et, toujours aussi arbitrairement, emportèrent ce qu'ils voulaient, emmenant aussi avec eux des citoyens. Environ quatre cent cinquante personnes furent arrêtées. La police avait reçu l'ordre de mettre la main sur des suspects; ce qu'elle fit, les gardant à vue sans qu'aucune accusation ne soit portée contre eux et refusant même de fournir quelque explication que ce soit.

Où se trouve donc cette ville? Dans une dictature militaire, ou dans un gouvernement "démocratique" totalitaire de l'Europe de l'Est? Non. Dans mon propre pays, le Canada, une des démocraties les plus paisibles et les plus stables du monde... Un groupe plus ou moins défini, le Front de libération, avait fait son apparition au Québec et commis quelques actes terroristes mineurs, émettant des communiqués et kidnappant deux personnages politiques (l'un des kidnappings s'achevant par un meurtre brutal). La panique, puis la paralysie du gouvernement de la province qui s'ensuivirent poussèrent le gouvernement fédéral à mettre en branle des procédures extraparlementaires aux conséquences tragiques. (...) Étonnamment, les suspensions des libertés civiles ne souleva pas de protestation majeure du grand public. Qui plus est, des sondages révélèrent que quatre Canadiens sur cinq approuvaient ces mesures franchement antidémocratiques. En une nuit, le Canada avait fait fi des libertés et des droits démocratiques qu'il défendait depuis toujours à la face du monde.

Profondément troublé par ce désaveu inattendu de libertés conquises avec peine, je décidai de faire la série télévisée et l'ouvrage d'accompagnement que vous avez entre les mains.»

Donc, qui croyez-vous est l'auteur de ces lignes? Jacques Brault, créateur de l'excellent film «Les Ordres» sur les exactions et abus commis durant la Crise d'Octobre? Non. Il s'agit de Patrick Watson, un Canadian anglais ayant toujours vécu à Toronto, personnalité très en vue au Canada anglais, ancien animateur-vedette de la CBC, et ex-président du conseil d'administration de CBC/Radio-Canada.

Cette citation est tirée de la préface du livre «La lutte pour la démocratie» (éd. Québec-Amérique, 1988), signé par M. Watson pour accompagner la série de dix émissions télévisées sur le même sujet et qu'il a produite et diffusée en français et en anglais.

Donc, nous avons là un vrai «bloke» de Toronto, comme on a tendance à les nommer ici, qui fut tellement révolté et indigné par les abus et l'arbitraire perpétrés durant la crise d'Octobre qu'il décida de produire une série télévisée pour sensibiliser le public sur la nécessité de rester vigilants quant à préservation de nos droits. Et ce «bloke» très connu au Canada anglais a réagi ainsi face à une oppression perpétrée contre des Québécois.

Je désire aussi vous parler de Kenneth McRoberts. Vous le connaissez? Si non, il est le principal du College Glendon, le seul collège universitaire bilingue au Canada. Expert des enjeux constitutionnels, il a notamment écrit: «Un pays à refaire: l'échec des politiques constitutionnelles canadiennes» (éd. Boréal, 1999), dans lequel il attaque durement les disciples de Trudeau et ceux qui au Canada anglais refusent de reconnaître la spécificité du Québec. Un autre «bloke» de Toronto, ce Monsieur McRoberts.

Connaissez-vous Gordon Robertson? Si non, il a été Greffier du Conseil privé à Ottawa, c'est-à-dire qu'il était à la tête de la bureaucratie fédérale, sous Trudeau. Lisez ses mémoires: «Memoirs of a Very Civil Servant» (Ottawa University Press, 2001), et vous verrez combien durement il critique ceux qui refusent de reconnaître la spécificité du Québec, et aussi combien il égratigne Trudeau.

Vous connaissez sans doute Bill Graham, l'actuel ministre de la Défense, avec qui j'ai eu l'honneur de travailler lorsqu'il était aux Affaires étrangères. Savez-vous que Bill Graham a reçu la Légion d'Honneur, décernée par François Mitterrand, pour sa contribution au rayonnement de ... la culture française en Ontario !!! Eh oui, avant de faire de la politique, Bill Graham, cet autre «bloke» de Toronto, s'était investi, souvent en payant de sa poche, pour créer l'Alliance française de Toronto (la plus dynamique en Amérique selon le Quai d'Orsay). Bill Graham a aussi reçu, en 2003, le Prix d'Honneur de la Société d'Histoire de Toronto, une organisation francophone, pour son appui constant à la vie culturelle francophone de Toronto. Bill Graham s'est ainsi toujours battu, avec bien d'autres anglophones (d'autres «blokes») à ses côtés, et côte à côte avec des francophones, pour que le français vive en Ontario. D'ailleurs, on doit aussi en grande partie à Bill Graham la création du Théâtre français de Toronto.

Il y a aussi David Peterson, ex-premier ministre de l'Ontario, qui a courageusement pris d'énormes risques politiques en appuyant à fond le Québec durant l'époque de Meech. Et aussi son successeur Bob Rae, qui s'est montré un allié fidèle du Québec par la suite, et qui n'en appuya pas moins Meech. Je pense aussi au regretté Joe Ghiz, ex-premier ministre de l'Ile-du-Prince-Edward, qui appuya Meech à un point tel qu'il en vint presque aux mains contre un autre libéral comme lui, le doctrinaire fanatique Clyde Wells, premier ministre de Terre-Neuve qui a tout fait pour faire torpiller sournoisement Meech. Aussi, je pense aux huit législatures provinciales qui avaient appuyé les revendications du Québec à Meech.

Je pense aussi à des organisations très militantes et ayant de nombreux membres, comme «Parents for French», qui font une promotion inlassable de l'enseignement du français dans les écoles du Canada anglais.

Enfin, je pense à un citoyen comme Dave Burns de Vancouver, moins connu mais qui est le père de Sebastian Burns, un jeune Canadien injustement condamné aux États-Unis à cause de pratiques sournoises et malhonnêtes de la GRC, des pratiques répugnantes qui baffouent ignoblement les droits de la personne, et qui jettent une véritable honte sur tout le Canada (voir dans la liste de liens de ce blogue). Dave Burns décida, à 55 ans, de se mettre tout seul à apprendre le français parce qu'il considérait comme anormal de ne pas connaître l'autre langue officielle de son pays. Aujourd'hui, 10 ans plus tard, il parle couramment le français et est devenu un avide consommateur des productions culturelles et télévisuelles québécoises.

Je pourrais vous citer des dizaines et des dizaines d'autres exemples de gens, connus ou non, du Canada dit «anglais», qui sont de véritables amis du Québec et du fait français, qui se sont toujours montrés solidaires de nous.

Il fut un temps où, plus jeune, moi aussi je voyais le Canada dit «anglais» seulement par la lorgnette des quelques xénophobes qui y sévissent. Je me souviens par exemple combien j'avais été outragé par cette scène du drapeau québécois qui se faisait piétiner par un petit groupe d'imbéciles, à Brockville, au lendemain de l'échec de Meech. J'étais tellement outragé que je ne voyais dans cet acte odieux qu'une image représentant l'ensemble du Canada dit «anglais». Pour moi, tous les Canadiens dits «anglais» étaient comme ces imbéciles.

Or, si je fus alors insulté de ce piétinement du drapeau québécois, j'avais toutefois oublié qu'ici, cela faisait déjà des années que certains autres imbéciles, ceux-là les nôtres, s'amusent à brûler des drapeaux canadiens, et personne ne trouve quelque chose à en redire. Cette réaction de ma part fut donc essentiellement hypocrite, car je blâmais tout le Canada dit «anglais» pour le geste d'un petit groupe d'imbéciles, mais je n'avais jamais réagi lorsque j'ai été, ici, témoin de scènes où nos imbéciles à nous s'amusent à brûler
le drapeau canadien. Deux poids, deux mesures, donc...

Plus tard, j'ai eu l'occasion de réfléchir un peu plus à tout cela. Je me suis même mis à voyager au Canada dit «anglais». Certes, j'y ai vu quelques rares crétins xénophobes. Mais ils m'ont fait penser assez vite à ceux qu'on trouve au Québec, comme partout ailleurs dans le monde.

En fait, j'y ai surtout connu des gens venant de tous les milieux sociaux et culturels, qui se montraient vivement intéressés à mieux comprendre ce que nous vivons au Québec et qui nous sommes, en plus d'éprouver une réelle amitié pour la réalité francophone du Canada. Et très souvent, je les ai entendus me dire que ce serait une honte à leurs yeux si le Québec perdait son caractère français, et que pour cette raison ils appuyaient les efforts visant à préserver la langue et la culture française au Québec, de même que partout au Canada.

Quand on apprend à aborder l'enjeu national autrement que par la seule lorgnette des leaders politiques, qui ont presque tous une tendance à diviser pour mieux régner, et ce quel que soit leur parti ou idéologie, mais plutôt en abordant le «vrai monde», c'est-à-dire les gens qui font ce pays, j'en suis arrivé à comprendre que oui, il existe au Canada anglais énormément de gens qui, bien qu'ayant une autre langue ou culture que la mienne, partagent des valeurs qui me sont chères, et qui pour moi sont essentielles: la dignité humaine, l'ouverture et la tolérance, l'acceptation des différences, la justice.

Avant mon identité culturelle et linguistique, que j'assume pleinement sinon farouchement dans ma vie de tous les jours, j'ai choisi de privilégier des valeurs humaines, un attachement à l'idéal démocratique, au pluralisme, aux droits et à la dignité humaine. Ces valeurs sont belles et bien vivantes au Canada.

Nous pouvons au Canada montrer à la face du monde que deux héritages linguistiques peuvent surmonter leurs différences et construire un projet commun. Mais pour cela, il faut refuser l'étroitesse d'esprit, et surtout une conception malsaine et exclusive de l'identité. On peut très bien pleinement assumer sa langue et sa culture, et bâtir un même pays avec des gens issus d'une autre langue et d'une autre culture.

Mais pour y arriver, il faut le vouloir, et là-dessus, on a encore du chemin à faire. J'espère juste qu'on ne s'enlisera pas plus longtemps dans les chemins hasardeux de l'égoïsme «national», c'est-à-dire cette idéologie exclusive fondée sur un nationalisme identitaire qui, ne l'a-t-on pas assez vu dans l'histoire, a commis tellement de ravages et provoqué tellement de haines.

J'en ai aussi assez de cette espèce de chauvinisme qui fait prétendre à plusieurs Québécois que «nous on a une culture et qu'eux n'en ont pas», que «nous on a une différence et qu'eux n'en ont pas», etc., etc., comme si diminuer les autres, c'était se grandir. Quand on est sûr de soi et de son identité, on n'a pas besoin d'adopter une attitude aussi culturellement stérilisante et débilitante. Il s'agit de voyager un peu dans ce pays pour voir que plusieurs cultures y vivent, plusieurs modes de vie, qui diffèrent des nôtres, mais qui aussi ne nous sont pas totalement étrangers, loin s'en faut. Et ce n'est pas diminuer ce que nous sommes que d'admettre cela. Bien au contraire.

Bien entendu, le Canada n'est pas parfait. Son gouvernement fédéral non plus - j'en sais quelque chose! Il y a, il y aura toujours des correctifs et des améliorations à apporter à un pays aussi diversifié qu'est le Canada. Ce pays reste à faire, et je suis parmi ceux qui pensent que le meilleur est au-devant de nous. Si on le veut. Nous, Québécois, avons dans le Canada dit «anglais» de très nombreux alliés, qui partagent avec nous des valeurs humaines et sociales qui nous sont mutuellement fondamentales, et qui peuvent servir de base pour ré-inventer un pays, qui est, tout de même, sous plusieurs aspects et même malgré ses limites, le plus performant du G8.

Et certains voudraient foutre tout ça en l'air. Pourquoi? Parce qu'on craint les autres, l'«Autre», celui qui est différent de nous? Ce serait là ramer à contre-courant de l'histoire, particulièrement dans le monde interdépendant qui est le nôtre. D'ailleurs, je ne vois rien de mal à ce que le Québec et le Canada dit «anglais» soient INTERdépendants...

En somme, tant qu'il y aura au Canada dit «anglais» des gens qui partagent et assument ces valeurs qui me semblent fondamentales pour constituer un pays, donc tant qu'il y aura au Canada des Patrick Watson, des Kenneth McRoberts, des Gordon Robertson, des Bill Graham, des David Peterson, des Bob Rae, des Joe Ghiz, des «Parents for French», des Dave Burns, eh bien je le dis: leur pays sera toujours le mien.

Et je ne compte ni m'en cacher, ni m'en repentir.